Revolution tunisienne et désinformation

Habib Sayah

Les rumeurs n’ont cessé de circuler sur la toile tunisienne depuis le début des événements qui ont mené à la Révolution. Un diplomate tunisien déclarait peu avant le 14 janvier que les rumeurs faisaient partie de la culture tunisienne. L’homme n’a certes pas une haute idée de la culture de son pays, mais il est vrai que le verrouillage des médias orchestré par le système Ben Ali a rendu impossible l’évaluation de l’authenticité de quelque information que ce soit ; une information relayée par la TAP (agence de presse officielle) n’étant pas plus fiable qu’un chiffre présenté par l’Institut National de la Statistique ou une rumeur diffusée sur Facebook.

Du fait de cette opacité, même les médias internationaux n’étaient pas en reste et ont repris à leur compte de folles rumeurs qui ont été contredites par la suite.

Il semble que des tentatives de manipulation de l’opinion tunisienne et internationale soient en cours, qu’elles soient initiées par des étrangers, des « révolutionnaires » tunisiens croyant bien faire ou des novembristes acharnés (NDLR : référence au coup d’Etat du 7 novembre 1987 qui a porté Ben Ali au pouvoir). Certaines de ces rumeurs et hypothèses se voient confirmées par les faits, tandis que d’autres sont manifestement erronées. Entre ces catégories, il est des rumeurs relativement crédibles qu’il peut être intéressant de prendre en considération sans toutefois leur accorder plus de crédit qu’elles n’en méritent, car ces informations, bien que plausibles, n’en demeurent pas moins infondées.

Il est urgent de s’armer de son esprit critique et d’analyser froidement ces hypothèses qui se trouvent dans la « zone grise », d’autant que plusieurs groupes ou médias surfent sur la terrible vague des théories du complot qui fleurissent ça et là. L’une de ces théories, élaborée par Thierry Meyssan du Réseau Voltaire, a été prise au sérieux par nombre de tunisiens. Je me permettrai de la décortiquer en vue de déterminer la fiabilité des informations sur lesquelles elle repose.

De la fiabilité de la source 
La première étape de l’analyse repose sur l’évaluation de la fiabilité de la source d’une information. Qui est donc Thierry Meyssan ? Quel crédit accorder au Réseau Voltaire ?

Créé en 1994, si le Réseau Voltaire s’est initialement assigné comme mission la défense de la liberté d’expression, ce groupe, désormais installé au Liban, se définit aujourd’hui comme un réseau de presse dont la production s’intéresse essentiellement aux relations internationales. Les figures qui l’ont fondé, telles que Pierre Bourdieu ou Gilles Perrault, ont laissé place à une direction nouvelle à la tête de laquelle se trouve Thierry Meyssan, l’auteur de l’article que nous nous proposons d’analyser. En 2005, plusieurs membres du Réseau Voltaire ont quitté le navire en réaction au rapprochement entamé par Thierry Meyssan avec les islamistes et les « impérialismes russe et chinois », « sous prétexte de résistance à l’impérialisme américain ».  Meyssan a en effet affiché son admiration pour Hassan Nasrallah, le leader du Hezbollah, outre sa proximité avec le régime de Fidel Castro à Cuba, son soutien à Hugo Chavez et à la Révolution Iranienne menée par l’Ayatollah Khomeini.

Il semble important de déterminer si la source est animée par une orientation idéologique ou si, au contraire, elle fait preuve d’objectivité et de neutralité. Il faut redoubler de vigilance face aux organismes et médias orientés idéologiquement, en raison de leur tendance avérée à déformer l’information pour la faire correspondre aux finalités politiques qu’ils poursuivent. Ainsi, la critique d’une politique de l’Etat d’Israël, si elle émane d’un pro-Israélien, bénéficie a priori de plus de crédibilité qu’une critique lancée par un Palestinien. De même, la reconnaissance des bienfaits d’une décision israélienne est a priori plus crédible si elle émane d’un Palestinien que d’un membre d’une organisation sioniste. Plus généralement, la position d’une personne dans un conflit d’intérêts permet d’évaluer la crédibilité des informations qu’elle diffuse. Il semble évident qu’une personne reconnaissant ses propres torts et admettant les concessions favorables accordées par son adversaire, fait preuve d’un effort d’objectivité.

Dans le cas du Réseau Voltaire, la diffusion d’accusations à l’encontre des Etats-Unis nous pousse à faire preuve de plus de vigilances, sans pour autant nous conduire à réfuter les thèses du Réseau ab initio, car l’orientation idéologique d’une source n’est pas une preuve de l’authenticité ou de l’inexactitude d’une information qu’elle diffuse. C’est seulement un indicateur qu’il est important de prendre en considération.

De la fiabilité des informations relayées par la source dans le passé
Après nous être intéressés à l’identité politique de la source, il convient de vérifier l’authenticité des informations que cette source a relayées par le passé, en vue, encore une fois d’évaluer de manière plus précise sa fiabilité.

En l’occurrence, après une étude des thèses diffusées par le Réseau Voltaire, nous pouvons affirmer que cette organisation a pour habitude de porter des accusations graves, sans jamais fournir des preuves appuyant ses thèses.

Thierry Meyssan est l’auteur de l’Effroyable imposture, ouvrage dans lequel il a accusé le gouvernement des Etats-Unis d’avoir orchestré les attentats du 11 septembre 2001, avançant notamment l’hypothèse selon laquelle aucun avion ne se serait écrasé sur le Pentagone.

Par ailleurs, le Réseau a affirmé que l’Armée Islamique en Irak avait organisé l’enlèvement des journalistes français Georges Malbrunot et Christian Chesnot avec le soutien des Etats-Unis, thèse infirmée plus tard par les otages à la suite de leur libération.

Enfin, et encore à titre d’exemple, le Réseau Voltaire a  soutenu la théorie selon laquelle les Etats-Unis avaient délibérément causé le tremblement de terre qui a ravagé Haïti en 2010, s’appuyant sur une vidéo truquée mettant en scène Hugo Chavez.

Dans le dernier exemple, le mensonge, en plus d’être manifeste, était contredit par des preuves solides (le défaut d’authenticité de la vidéo publiée sur le site du Réseau Voltaire). Rien n’empêche de croire en l’authenticité de ces théories, aussi invraisemblables soient-elles, mais il est important d’avouer que ces thèses ne sont fondées sur aucune preuve.

Passons maintenant à l’analyse de l’article en question.

De la crédibilité du contenu de l’information
Après avoir critiqué les autres médias internationaux « suppôts indéfectibles du système de domination mondiale » et annoncé la divulgation du « plan US » pour faire échec à la Révolution Tunisienne, Thierry Meyssan a insisté sur le soutien apporté par les Etats-Unis, la France, l’Italie et Israël à la dictature tunisienne. S’il est vrai que ces trois derniers ont soutenu avec zèle le régime de Ben Ali, l’Italie et la France ont vraisemblablement appuyé leur soutien au dictateur en vue  de contrecarrer l’attitude des Etats-Unis qui empiétaient sur leur sphère d’influence (au cœur de laquelle se trouve la Tunisie) en critiquant fermement le gouvernement de Ben Ali.

L’attitude hostile des Etats-Unis à l’encontre de Ben Ali s’est illustrée, non seulement à l’occasion de la publication des télégrammes WikiLeaks démontrant de fortes tensions entre l’Ambassade US à Tunis et le gouvernement tunisien, mais aussi au travers des déclarations publiques qui se sont accumulées ces dernières années, pendant que l’Ambassadeur Robert F. Godec faisait affront à Ben Ali en recevant les opposants et en leur accordant son soutien.

Par ailleurs, Meyssan explique que les Etats-Unis avaient mené une coopération militaire avec la Tunisie par le fait que Ben Ali serait un agent de la CIA, mais il semble oublier que cette coopération militaire et la proximité entre la Tunisie et les Etats-Unis dataient de l’Indépendance en 1956.

Meyssan accuse ensuite les Etats-Unis d’avoir recruté 60 personnalités tunisiennes en vue de leur fournir un entrainement de trois mois à Fort Bragg, en vue de les préparer à prendre la relève de Ben Ali. En note de bas de page il est indiqué « témoignage direct recueilli par l’auteur ». Pourquoi Meyssan ne publie-t-il pas le témoignage ? Le Réseau Voltaire n’hésite habituellement pas à publier des documents qui appuient ses thèses anti-américaines. On peut, par conséquent, supposer que ce témoignage n’existe pas.

Quelques lignes plus bas, l’auteur affirme sans rien prouver que Jeffrey Feltman et Colin Kahl (responsables américains) avaient décidé dès le 28 décembre de prendre en main la chute de Ben Ali afin d’éviter que cette insurrection ne se transforme en révolution « c’est-à-dire en contestation du système ». Or, il semble bien qu’il ne s’agissait pas d’une simple insurrection et que la Révolution a bien eu lieu et qu’elle a même continué après le départ de Ben Ali, lorsque les manifestants ont continué à faire pression sur le gouvernement de transition pour éliminer les proches de Ben Ali. Si une intervention de responsables américains pour s’assurer de la chute de Ben Ali est plausible, une volonté de faire échec à la Révolution ne l’est pas, au vu de l’attitude des Etats-Unis lors des dernières semaines, d’autant que cette Révolution a bel et bien eu lieu et que si les USA voulaient y faire échec, ils auraient parfaitement pu y parvenir.

Meyssan annonce ensuite, toujours sans fournir de preuve, que Feltman et Kahl avaient décidé de tout mettre en œuvre pour circonscrire l’insurrection en poussant les manifestants à se limiter aux revendications sociales. Or, d’une part, dès le départ, contrairement à l’information véhiculée par les médias officiels tunisiens et relayée par les médias internationaux, les revendications de la rue n’étaient pas sociales. Certes, il y avait un volet social parmi les revendications : la protestation contre le chômage. Mais il s’agissait d’un volet parmi tant d’autres car l’essentiel des slogans visait le régime politique, Ben Ali en personne ainsi que la corruption et le racket exercé par sa famille, sans oublier l’appareil de répression du Ministère de l’Intérieur. Les revendications étaient politiques, les Tunisiens demandaient le respect des libertés individuelles et leur droit à la dignité. Cela fait 23 ans que les Tunisiens souffraient en silence, nul besoin d’intervention extérieure.

L’auteur raconte que, parallèlement, des experts Etats-Uniens, Serbes et Allemands ont été dépêchés en Tunisie dans le but de « canaliser l’insurrection » en imposant aux manifestants le slogan « Ben Ali dégage ! » en vue de focaliser l’attention sur le dictateur de sorte à éviter un débat sur l’avenir du pays. Là encore, inutile de disserter sur l’inutilité d’une influence extérieure pour que les Tunisiens réclament le départ de Ben Ali, tant leur exaspération était forte après 23 ans de vie sous une dictature étouffante. L’argument de Meyssan au sujet de cette prétendue volonté d’éviter le débat sur l’avenir est inique. En effet, pris dans la lutte, entre les tirs à balles réelles de la police, les Tunisiens n’avaient naturellement pas l’esprit à la réflexion sur l’avenir. Bien que certains débats aient eu lieu, et ce de manière marginale, la priorité était de mettre fin au carnage orchestré par Ben Ali, et de faire échec aux multiples tentatives de sabotage de la révolution et de désinformation mises en œuvre par le régime. Lorsque coule le sang de ceux qui tentent d’arracher leur liberté, le temps n’est pas à la réflexion mais à l’action.

Meyssan attaque également le groupe de hackers Anonymous, qui, dès le début de la Révolution, a soutenu la lutte des Tunisiens en piratant les sites gouvernementaux, avec l’aide du Parti Pirate Tunisien, en réaction à la censure exercée par Ben Ali sur Internet. Anonymous serait selon lui une cellule de la CIA, mais une fois de plus le Réseau Voltaire ne donne pas le moindre argument qui tendrait à prouver sa théorie. Meyssan garde sans doute une hargne à l’encontre d’Anonymous depuis que ce groupe a lancé des attaques visant son allié idéologique Mahmoud Ahmadinejad, alors que celui-ci tentait de censurer toute information relative aux protestations suite à son élection controversée face à Mir-Hossein Moussavi en 2009. Le Réseau Voltaire semble aussi oublier qu’Anonymous est dans le collimateur du FBI qui a obtenu un mandat d’arrêt visant 40 membres d’Anonymous, 5 d’entre eux ayant été arrêtés le 27 janvier 2011 à Londres.

Après avoir nié la spontanéité de la révolution Tunisienne, rejoignant les thèses avancées par Ben Ali dans ses trois derniers discours, comme si les Tunisiens avaient besoin d’être manipulés par l’étranger pour se révolter, Meyssan nous explique que le Général Ammar aurait annoncé à Ben Ali que « Washington lui ordonnait de fuir ». S’il est évident que le Chef d’Etat-major tunisien n’a pas poussé Ben Ali à quitter le pays sans l’aval des Etats-Unis, du moins sans s’assurer de l’éventuel accueil favorable de la chute de Ben Ali par la communauté internationale, il n’a probablement pas annoncé à Ben Ali que les Etats-Unis lui ordonnaient de partir. La pression de l’armée tunisienne combinée à l’extraordinaire pression populaire suffisait à inquiéter Ben Ali dont le pouvoir était irrémédiablement fragilisé. Par ailleurs, un ordre de Washington n’était pas un argument car Ben Ali savait déjà depuis longtemps, au vu des tensions entre lui et l’Ambassade US depuis 2007 au moins, que les Etats-Unis lui avaient retiré leur soutien.

Suite à cela, l’article de Meyssan contient un logo qu’il présente comme celui de la Jasmine Revolution et qui serait un coup marketing des Etats-Unis. Or, non seulement ce logo n’a que très peu circulé sur Internet (nous avons vu les américains plus efficaces dans le marketing !), mais nous qui avons suivi la révolution heure par heure, n’avons pourtant jamais vu ce logo nulle part avant le 14 janvier. Après des recherches, nous avons pu établir qu’il s’agissait d’un artwork amateur conçu par un certain « Mfares » et publié le 15 janvier (soit au lendemain du départ de Ben Ali) en vue d’illustrer l’article Wikipedia consacré à la toute fraîche révolution tunisienne. Preuve supplémentaire de la malhonnêteté intellectuelle de Meyssan… Quant à l’origine de l’expression Jasmine Revolution, ce ne sont pas les agences de presse qui l’ont lancée, contrairement à ce qui est avancé par le Réseau Voltaire. Je me souviens parfaitement de ce soir où, sur Twitter, c’est un membre d’Anonymous qui avait proposé aux Tunisiens d’utiliser le hashtag #jasminerevolution au lieu de #sidibouzid en vue d’avoir une meilleure visibilité auprès des médias internationaux.

L’article poursuit ensuite son chapelet de théories infondées en accusant Ahmed Nejib Chebbi, le leader du PDP, ainsi que le cyberdissident Slim Ammamou d’avoir été imposés dans la composition du gouvernement provisoire par les Etats-Unis. Là encore, aucun argument soutenant cette théorie n’est avancée, d’autant plus qu’aucune pression externe n’était nécessaire pour assurer leur nomination dans le gouvernement. En ce qui concerne Chebbi, étant l’une des principales figures de l’opposition à Ben Ali, sa présence dans le gouvernement d’union nationale, au même titre que Ahmed Brahim du parti Ettajdid et de Mustapha Ben Jaafar du FDLT, était une évidence pour l’esprit le moins averti. Pour ce qui est de Slim Ammamou, il est compréhensible que le gouvernement ait voulu donner un gage à la jeunesse tunisienne en nommant au Secrétariat d’Etat à la Jeunesse cette figure symbolique qui avait été arrêtée par la police politique pour avoir lutté contre la censure d’Internet, et dont de nombreux jeunes réclamaient la libération pendant les événements qui ont conduit à la Révolution.

Meyssan sous-entend ensuite que les Etats-Unis sont derrière le retour du leader islamiste Rached Ghannouchi, alors même que toutes les figures de l’opposition en exil ont décidé de retourner au pays après la chute de Ben Ali, sans avoir besoin que les américains ne les y encouragent ! Il frise ensuite le ridicule en affirmant que les islamistes et le PDP (socialistes, avec des tendances altermondialistes) formeraient un « tandem pro-US »… Il finit sur ce constat : « Force est de constater que Washington n’a rien canalisé du tout, hormis les journalistes occidentaux. Plus encore aujourd’hui que fin décembre, la situation est hors de contrôle. ». Meyssan tente d’embrouiller le lecteur, et n’est pas cohérent. En gros, selon lui les Etats-Unis ont orchestré avec succès le soulèvement du peuple, à tel point qu’après le départ de Ben Ali les Tunisiens ont continué à scander le slogan qu’on leur avait soufflé : « RCD dégage ! ». Et pourtant, les américains n’ont « rien canalisé du tout » et « la situation est hors de contrôle ». Outre l’absurdité de la contradiction, les Etats-Unis si puissants (tellement puissants qu’ils auraient orchestré un tremblement de terre !) sont incapables de maitriser les suites de la Révolution Tunisienne qu’ils auraient aimé canaliser… ou bien qu’ils ont canalisée ? On n’y comprend plus rien.

Si une manipulation est certaine, c’est en tout cas celle menée par le Réseau Voltaire afin de saper la popularité des Etats-Unis dont le gouvernement est le seul à avoir refusé son soutien au dictateur Ben Ali.

Le Réseau Voltaire plie sournoisement la réalité pour la faire correspondre aux fantasmes qu’il nourrit dans le but de diffuser par les moyens les plus malhonnêtes son idéologie anti-américaine. Sans jamais fournir de preuve ni d’argument solide, Meyssan se contente de truffer son texte de liens vers des notes de bas de page pour donner l’illusion d’un texte documenté, alors que si on y regarde de plus près ces notes ne contiennent aucune référence. S’il peut par moments être légitime de critiquer la politique étrangère des Etats-Unis, cette critique doit être constructive, raisonnée et appuyée sur des faits, non pas des théories hallucinées et factices.