Processus révolutionnaire, Malentendus et Conflits de Classes ou De la Kasba à la Kobba : le Malentendu

Habib Ayeb

Depuis quelques semaines j’avais envie de participer au débat sur les actions politiques pendant la période de transition, mais je n’avais pas envie d’alimenter les polémiques, les invectives et les accusations que les uns et les autres s’envoient sur la… figure… Aujourd’hui j’ai décidé de rédiger ce petit texte qui exprime plus quelques idées pour alimenter le débat qu’un désir de polémiques. C’est écrit dans un style rapide et sans trop de précautions de formes… C’est du brutal mais qui ne se veut pas brutal…

Presque trois mois après la chute de la dictature mafieuses de Ben Ali-Trabelsi, le 14 janvier 2011, les polémiques continuent sur les étapes de la transition et sur sa conduite. Pour aller vite et en résumant beaucoup deux lignes de conduites s’opposent.
La première est celle de ceux et celles qui raisonnent en termes de processus révolutionnaire de longue durée et qui doit continuer aussi longtemps que possible pour acquérir des droits non seulement politiques mais aussi économiques et sociaux. En plus des revendications politiques générales partagées par la grande majorité des tunisiennes et des tunisiens il y a toutes celles qui portent sur les salaires, l’emploi, le rééquilibrage du développement au profit des régions marginalisées du pays (Sud, Centre et Ouest..) et plus généralement la fin des différentes formes de marginalités, de pauvreté et d’exclusions. Cette tendance radicale a démontré sa force en organisant des grèves, marches, des manifestations et, plus spectaculaire, les sit-in de la Kasba, à quelques mètres des bureaux du premier ministre.
La seconde ligne, qui maintenant, comme l’ensemble de la société, les revendications qui portent sur les droits politiques, est beaucoup moins radicale et opte pour une période de transition paisible pour permettre au gouvernement et aux autorités de préparer les prochaines échéances électorales et d’assurer le transfert des pouvoir d’une manière pacifique et sans précipitations. Pour réussir cette stratégie les tenant de cette ligne modérée s’opposent aux manifestations revendicatrices, aux grèves, aux sit-in et à toutes les formes d’expressions collectives visant à faire pression politique sur le gouvernement. L’argument avancé dans cette logique est le risque d’anarchie avec l’augmentation de l’insécurité, l’aggravation de la crise économique avec une fuite des investisseurs et des touristes et, menace absolue, le retour de la dictature ou la prise du pouvoir par des partis islamistes. Cette deuxième tendance a souvent manifesté pour soutenir les deux gouvernements successifs de Ghaannouchi (d’après Ben Ali) et celui de Béji Caïd Sebsi qui dirige le gouvernement depuis le 5 mars. Leur plus grande manifestation a été le sit-in organisé à Al-Kobba (Menzah 1) pour s’opposer à la Kasba 2 et soutenir Ghannouchi 2 et son gouvernement.
Révolte ou révolution ? On se trompe de contextes
Incontestablement les deux tendances ont fait des erreurs. Par leur radicalisme parfois exagéré, les militants « de la Kasba » risquent d’empêcher l’aboutissement des leurs propres revendications. Si les objectifs et la stratégie paraissent assez clairs et parfaitement défendables, les tactiques choisies ne sont pas toujours des mieux adaptées à la situation et aux équilibres des forces. De leurs cotés les militants de la Kobba (deuxième ligne) jouent trop sur la peur et les risques et s’enferment dans une logique réductrice qui limite la révolution à une simple révolution de palais et un changement de régime. Ils participent ainsi à la marginalisation des couches populaires, en grande partie pauvre, et d’une large partie du pays (les régions et les quartiers pauvres). Se faisant ils donnent d’eux même une terrible image qui les fait apparaître comme une minorité (paradoxalement les défenseurs de cette ligne se font appelés la majorité silencieuse) d’élites et de privilégiés qui se bat que pour ses propres intérêts.
Il me semble pourtant que cette opposition entre les deux lignes est parfaitement artificielle. La seule explication relève de l’enfermement des deux tendances sur des intérêts de classes et de groupes sociaux dans un contexte particulièrement fragile, instable et relativement dangereux. La peur du lendemain et surtout le risque de perdre certains acquis, surtout pour l’élite et les classes aisées, optent pour la défense acharnée de ses « privilèges » même relatifs et se limitent à en revendiquer d’autres mais sans intégrer des notions globales de justices sociales, de développement social, équilibré et durable et de luttes organisée et systématique contre la pauvreté et la marginalité sociales et spatiales. De leur côté, les tenants de la seconde ligne apparaissent, par certains discours, comme des jusqu’au-boutistes qui veulent imposer leurs idées et leurs choix à tout le monde. Par ce positionnement, ils semblent se tromper de révolution et oublient qu’il ne s’agit que d’une révolution libérale qui a, certes, apporté la liberté politique et le « droit » mais qui ne risque pas de changer fondamentalement les équilibres économiques et sociaux ou alors vers plus de libéralisme et de marché…
Alors, s’agit-il d’une véritable rupture ?
Sans aucun doute l’opposition qui prend parfois des formes un peu violente (surtout des les discours et les accusations mutuelles) n’atteint pas le niveau de rupture définitive. La jeunesse dans sa globalité et avec ses origines sociales et géographiques multiples est une garantie naturelle contre de tels processus. Pour les jeunes, largement scolarisés, en grande partie diplômés et souffrant du chômage et du manque des libertés les plus basiques, partagent les mêmes rêves, espoirs et revendications indépendamment de leurs liens sociaux et géographiques.
Mais la seule garantie contre la rupture définitive est que les deux tendances acceptent que la révolution, contrairement à la révolte, soit un processus long et complexe dont la durée ne peut être décidé en avance. Les uns doivent accepter que pour atteindre les objectifs les plus légitime il faut parfois accepter d’opter une tactique longue qui vise à contourner les obstacles au lieu de vouloir les franchir par la force. Les autres doivent accepter que l’enfermement sur des acquis et des privilèges n’a jamais arrêter un processus révolutionnaire et qu’ils leur faut par conséquent comprendre et accepter que quand certains manifestent pour un emploi, un meilleur revenu, une sécurité sociale, une justice…, ils sont dans leurs droits fondamentaux et que leurs revendications sont au moins aussi légitimes que celles qui portent sur les droits politiques (organisation, expression, contestation… revendication).
Les deux tendances sont face à une réalité : le processus révolutionnaire est là avec sa dynamique et son rythme et il sera très difficile pour les uns comme pour les autres de l’arrêter, à moins de trouver des alliances en dehors de la scène politique « légitime ».
Depuis la fin de l’Union Soviétique, parler de classes sociales paraît au mieux « ringard » et au pire dangereux… et pourtant les classes sociales sont encore là, présentes, vivantes et actives pour défendre des intérêts spécifiques. Mais reconnaître que les classes sociales existent ne signifie pas que le conflit soit une fatalité… Dans l’histoire les alliances de classes et les convergences d’intérêts ne sont pas rares. Le 14 janvier a été la matérialisation de cette convergence. L’opposition deviendra rupture quand toutes les alliances seront devenues impossibles et ceci ne me semble pas être un risque immédiat. Paradoxalement le contexte politique me semble favoriser les alliances de classes et ce malgré les incontestables contradictions.

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