La justice a-t-elle pris acte de la révolution ?

Gilbert Naccache

De tous les jugements rendus dans des affaires touchant à des faits politiques depuis la révolution, il y en a fort peu qui tiennent seulement compte de l’existence de cette révolution.

Il n’est que de revenir sur les cas des jeunes condamnés, et encore en prison, pour faits de révolution, sans insister sur tous les jugements qui punissent les jeunes qui ont exercé leur liberté d’expression, depuis les facebookers qui se sont déclarés athées (sept ans de prison pour un délit qui n’existe pas dans le code pénal !) jusqu’à Amina, coupable d’avoir voulu tenir tête aux enfants de Ghannouchi (qui, eux, sont libérés sitôt arrêtés, ou écopent au maximum d’une peine avec sursis pour avoir – excusez du peu – brûlé et pillé l’école de l’ambassade américaine) sur les inculpations et les condamnations de jeunes de la révolution, y compris des blessés, sur la condamnation de rappeurs, de tagueurs, d’humoristes, il n’est que de passer en revue rapidement tous ces faits, et d’autres, qui ne prennent pas une dimension directement politique, mais qui relèvent des libertés individuelles, pour se mettre à douter de la justice de ceux qui jugent.

Les organisations professionnelles se battent pour l’indépendance de la justice, avec pour seul résultat pour le moment des promesses vagues pour l’avenir. Mais ces organisations, il faut le dire aussi, n’ont pas eu un mot pour protester contre la façon dont leurs confrères rendent des jugements contraires à l’esprit de la révolution, peut-être par respect corporatistes des décisions de collègues qui ont sévi bien avant la révolution.

Il n’est malheureusement pas seulement question du manque d’indépendance par rapport à l’exécutif, mais de bien autre chose.

Le pouvoir judiciaire, qui est une partie constitutive de l’Etat, existe-t-il vraiment ? Ou les juges sont-ils des fonctionnaires qui, s’ils ne reçoivent pas d’instructions précises, ont souvent à cœur de deviner les vœux de leurs supérieurs, et plus précisément du pouvoir politique ? Ou même, ce qui est encore pire, ne jugent-ils pas en fonction de leurs préjugés et de leurs convictions personnelles, au lieu d’appliquer la loi ? En période de révolution, lorsque les juges n’ont pas été renouvelés, cela arrive souvent : on se souvient que Bourguiba avait dû forcer la main à certains juges pour leur faire appliquer le code du statut personnel…

La justice aujourd’hui, avec le dernier jugement rendu contre Oueld El 15, se met au service de la police, d’une police dont les exactions et les violences n’ont pas cessé après le départ de son protecteur et maître, alors que, en toute démocratie, c’est la police qui devrait être au service de la justice, le troisième pouvoir, celui qui devrait garantir l’égalité de tous les citoyens.. Si ce n’est pas tout à fait une justice aux ordres, comme sous Bourguiba ou Ben Ali, cette justice est loin d’être en phase avec la révolution, comme en témoignent aussi ses lenteurs ou son impuissance à juger les criminels de l’ancien régime.

Elle apparaît comme dépositaire de tout ce qui va à l’encontre du progrès et de la démocratie : il est clair que ses aspects conservateurs rencontrent les désirs d’hégémonie idéologique d’Ennahdha et ses conceptions en matière de mœurs qui ne sont pas (pas encore ?) conformes aux lois en vigueur, ni à un minimum de respect des libertés publiques et privées. L’argument brandi par le pouvoir sur son soi-disant respect de l’indépendance de la justice ne serait justifié que si cette justice avait été vraiment épurée des éléments corrompus ou serviles qui en faisaient partie, si les affaires « délicates » étaient confiées aux jeunes magistrats proches de la révolution, et non à ceux qui gardent les habitudes du passé, du temps (qui continue encore) où le « troisième pouvoir » était celui de la soumission à l’exécutif et parmi lesquels certains devraient rendre des comptes au plus tôt.

Il faut ici mettre le doigt sur une lacune criante du projet de constitution soumis à l’ANC : s’il y est question d’un pouvoir judiciaire, le projet est muet sur la définition du pouvoir judiciaire, et ce silence implique que persiste l’organisation actuelle, marquée par sa dispersion sous l’autorité administrative de différents ministères. Il n’est nulle part prévu que ce pouvoir soit unifié sous une autorité unique qui lui soit propre, comme la Cour suprême dans d’autres pays, pour être capable d’assurer son rôle de contrôle de la validité des actes et des décisions de tous et de leur conformité aux lois. Pourtant, pour être véritablement indépendant, le pouvoir judiciaire doit être fort, et mis à l’abri de toute tutelle administrative extérieure à lui. Dans ces conditions également, la permanence du tribunal militaire (dépendant du ministère de la défense et soumis à une procédure spéciale) ne se justifie pas : les délits et crimes qui en relèvent actuellement peuvent fort bien être traités par des cours ordinaires, et les juridictions d’exception être totalement éliminées.

Alors, et alors seulement, la justice pourra ne dépendre que de l’appréciation équitable de la loi par des juges entièrement rassurés sur leur pouvoir et ayant à cœur de le faire réellement respecter par tous.

En attendant, les jeunes, dont certains ont été violentés par la police dans l’enceinte même du tribunal, continueront leur combat pour une justice véritable, accentueront leur pression en vue de faire cesser ce traitement par les tribunaux, traitement qui ne punit que les révolutionnaires ou les gens épris de liberté. Ce combat est plus que nécessaire au moment où des voix s’élèvent pour faire davantage protéger légalement la police et ouvrir plus largement la porte à son impunité totale. Que des transformations réelles fassent de la police un corps véritablement républicain, au service des citoyens, et cette police n’aura plus besoin d’une protection spéciale de la loi, assurée qu’elle sera du soutien des citoyens.

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