Sayeb Tounis(1) ! Œillères, fantasmes et héritages autoritaristes en Tunisie

Stéphanie Pouessel

Nombre de médias tunisiens affichent leur solidarité à la condamnation jugée unanimement trop sévère du rappeur Weld El 15, arrêté pour son clip « Les flics sont des chiens » (la traduction en français ci-dessous). La chaîne Ettounisiya par exemple lui a consacré, en soirée, une émission (« La bess ») tandis que, sur les réseaux sociaux, se multiplient les appels à la solidarité à l’image de la page Facebook Sayeb 15. La diffusion effrénée des appels à lutter contre les menaces à l’encontre des libertés en Tunisie prouve paradoxalement que la liberté d’expression n’a jamais été aussi forte. Au-delà des circonstances du moment, on saisit cette liberté à chaque coin de rue, de la tenue vestimentaire des citoyens aux manifestations et grèves en tous genres. Il faut aussi peut-être pour cela se souvenir de ce qu’était la Tunisie sous Ben Ali et quel conformisme régnait sous le silence imposé par les hordes policières.

Il a fallu l’affaire de la Femen Amina, dont le paroxysme fut atteint lors de son arrestation le même jour que le Congrès des salafistes de Ansar El Charia à Kairouan, pour que la bombe médiatique explose. « Amina, seins nus versus salafistes », on n’était pas loin du titre provocateur du fameux documentaire de M6, « Touristes contre salafistes », diffusé le 16 septembre 2012 et qui avait particulièrement choqué les Tunisiens, tant il véhiculait une image tronquée du pays. S’en est suivie l’« affaire » Weld El 15 arrivée en France par le truchement de Hind Medded, chroniqueuse sur France Info, créant ainsi un effet d’accumulation après l’affaire d’Amina pour justifier de la grave crise islamo-salafo-sécuritaire dans laquelle serait plongée la Tunisie. L’issue de ces deux affaires a été comparée à celle, jugée bien trop laxiste, des « salafistes » ayant attaqué l’ambassade des États-Unis fin 2012. Des analogies qui relèvent parfois davantage d’amalgames et de « raccourcis » médiatiques. Certains journalistes n’hésitent pas divulguer des informations partiales et invalidées, comme en témoigne l’émission « 28 minutes » sur la chaîne Arte, le 18 juin, qui affirmera que les policiers qui ont commis un viol sur une jeune femme n’ont pas été poursuivis par la justice.

Foisonnent alors les pétitions au nom des « Sauvons la Tunisie », « La situation est grave » ; dans un pays où « les libertés sont en péril », il faut lutter « pour les libertés, toutes les libertés, de la liberté d’expression à la liberté de conscience » ; affluent les soutiens de personnalités extérieures qui se saisissent de toute affaire pour annoncer l’échec de la démocratisation du monde arabe, quand ce n’est pas pour justifier d’une incompatibilité entre islam et démocratie.

Pourtant, cette même référence religieuse, loin de constituer un bien-pensé homogène, est en débat au sein du parti (Quelle place pour cette référence religieuse ? Qu’est-ce que la charia ? Comment lier religion et modernité ? Par la morale ? Qu’est ce que la « laïcité islamique », etc.). D’ailleurs, les actuelles grilles de compréhension du paysage politique tunisien ne permettent pas de comprendre que la nouvelle constitution prévoit, étonnamment pour certains, un État « civil »[2] (dawla madaniyya). Il y a certainement dans ce choix l’héritage des anciens régimes politiques mais aussi une modernité et une adhésion à des codes universels. De plus, les expressions extrémistes de l’« islam politique » mènent le parti politique Ennahdha à se redéfinir en soulignant les frontières qui le séparent des dérives intégristes et en soulignant son propre caractère démocratique. Géré par l’appareil d’Ennahdha, l’État lutte contre le terrorisme islamique ; de AQMI aux frontières algéro-tunisiennes, aux rassemblements salafistes comme à Kairouan le 19 mai dernier, l’État lutte et condamne avec des méthodes musclées.

Le rap de Weld El 15 dénonce une police tunisienne corrompue, violente et toute-puissante. C’est là un des B.A BA du hip-hop venu des États-Unis et symbolisé dans cet acronyme A.C.A.B (« All Cops Are Bastards ») qui a fleuri sur les murs de bien des villes, en Tunisie notamment suite au viol d’une jeune fille par deux policiers, une affaire qui a ému le pays quand il s’est avéré que, dans les premiers temps de l’enquête, c’est la jeune fille qui avait été inculpée. La dénonciation de bavures policières par le rap traduit une révolte de la jeunesse et il s’agit bien là de ce que Yves Quijano-Gonzalez nomme « un nouveau mode d’expression politique » de la part « de ces jeunes générations du numérique ».

La police tunisienne est le produit du régime Ben Ali et sa violence est inacceptable. Elle a donc besoin plus qu’ailleurs d’une réforme en profondeur, tout comme la justice, dont certains verdicts restent difficilement acceptables. Tout réclame du temps. Fonctionnaires de l’État, les policiers se sentent stigmatisés et assimilés au parti Ennahdha, alors qu’ils ne partagent pas nécessairement leur idéologie.

Du côté des citoyens tunisiens, deux sentiments priment : d’une part, la déception post-révolutionnaire (si le dictateur est parti, tout ne change pas du jour au lendemain, pour ne pas citer les « c’était mieux avant ») et d’autre part, argument particulièrement déployée par l’opposition politique, la nécessité d’une vigilance extrême afin de ne pas retomber dans les affres d’un pouvoir autoritaire (« On ne se fera pas avoir une troisième fois »). Les médias aussi se sentent sur la sellette, comme l’évoque l’animateur de « La Bess », une émission très populaire pour son franc-parler sur la chaine privée Attounsiya, le 19 juin dernier : « Aujourd’hui on te fait taire pour ce genre de mots, et demain tu pourras dire “il n’y a plus de pain” et tu iras en prison (…) ça peut empirer et qu’on revienne à … » (à 5’45).

Enfin, afin de ne pas tomber dans des préjugés culturalistes ou tout parti pris politique, il s’agit de replacer la représentation de la Tunisie dans ses deux enjeux du moment, intérieur et extérieur : l’intérieur est une lutte entre des partis politiques dont chacun a sa manière de gérer les problèmes concrets (sécurité, économie, etc.) avec en toile de fond la finalisation de la nouvelle constitution du pays ; le défi extérieur est celui de la question, presque néo coloniale, de la capacité d’un pays anciennement colonisé, de surcroît arabe et musulman et, pour le comble, en partie politiquement islamiste, à être démocratique. Peu importe la manière dont les Tunisiens sont perçus à l’extérieur pourrait-on affirmer, si ce n’est que l’image extérieure impacte évidemment sur la situation économique et sur l’idée que l’on se fait de soi-même. Certaines initiatives privées sont alors mises en place pour casser les clichés ou tout simplement montrer le bon côté des choses. Il en est ainsi de l’évènement culturel « Barcha » [“beaucoup” en arabe tunisien], qui a présenté le 22 juin dernier des performances artistiques au centre ville de Tunis, rediffusées en direct à Sfax, Hammamet, Djerba et en France. Il est présenté ainsi par le média anglophone Tunisialive : ““Barcha” strives to restore a positive image of Tunisia to the world at a time when the country is often portrayed negatively abroad. It will celebrate the role of tourism in the Tunisian economy and promote the country as tolerant, modern, and diverse.”

Car comme le regrettait dans « Le Grand journal » de Canal + l’artiste tunisien Lotfi Abdelli, pourtant farouche opposant au régime en place, « c’est facile de filmer ce qui ne va pas ». Et comme un pied de nez au fantasmes de tout genre, il ironise : « il n’y a pas un salafiste qui t’attend devant chez toi et qui te dit comment tu veux mourir aujourd’hui ».

On assiste plutôt à un potentiel de contestations et de mobilisations, à des débats sur les verdicts de la justice mais aussi à l’expression d’opinions divergentes. Brisant le schéma binaire et catastrophiste d’un pays arabe et qui plus est partiellement « islamiste » peinant à entrer dans la « démocratie », souvent définie selon nos critères de « modernité », la lutte politique actuelle augure un renversement de paradigmes, reste à faire tomber les œillères.

 

[1] En référence à la campagne Sayeb 15 en soutien au rappeur incarcéré Weld El 15. Expression en arabe tunisien qui signifie « lâche le 15 ! » (laisse le tranquille, libère-le).

[2] « Deux articles sont rédigés d’une façon qui exclut formellement la religion de la définition du caractère civil de l’État : l’article 2 précise que « la Tunisie est un État civil, qui repose sur la citoyenneté, la volonté du peuple et la supériorité de la loi » et l’article 6 indique que « l’État est le garant (râ‘iya) de la religion, il garantit la liberté de croyance, de conscience et du libre exercice des cultes religieux. Il est le protecteur des valeurs sacrées (al-muqaddasât) et garant de la neutralité des lieux de culte et de la foi religieuse quant à leur instrumentalisation partisane », Hmed Choukri, « le projet de Constitution est-il révolutionnaire ? », Le Maghreb émergent, 20 juin 2013.

[3] Le chien représente l’insulte suprême au Maghreb.

[4] Hammadi Bousbii est un homme d’affaire tunisien, notamment président du groupe qui détient la célèbre bière nationale Celtia.

[5] Homme d’affaires tunisien, gendre de Ben Ali.

[6] En Tunisie, il dirige le mouvement salafiste Ansar El-charia.

[7] Animal qui symbolise à la police. La couleur noire réfère aux uniformes des brigades d’interventions

[8] Référence aux cagoules des forces d’intervention.

[9] Centre de détention au Bardo, Tunis.

[10] moubiqat, terme religieux

 

Stéphanie Pouessel, « Sayeb Tounis ! Œillères, fantasmes et héritages autoritaristes en Tunisie », Le Carnet de l’IRMC, 25 juin 2013. [En ligne]http://irmc.hypotheses.org/965