La société civile a prouvé qu’elle n’a pas à attendre que des partis politiques pensent pour elle

3 questions à : Gilbert Naccache, écrivain, ancien militant et animateur politique

Il y a eu un grand nombre de listes indépendantes qui se présentent aux élections de la Constituante: comment appréciez-vous cette tendance?

Au sujet de la prolifération de listes indépendantes: tout d’abord, je ne peux que me réjouir de l’envie de participation à la vie politique de toutes ces citoyennes et tous ces citoyens qui ne se retrouvent pas dans les partis politiques. En d’autres temps ou en d’autres lieux, cela se traduirait par une désaffection totale. En fait, ce phénomène va de pair avec le caractère particulier de notre révolution, où les partis politiques n’ont pas joué un rôle de direction des citoyens révoltés qui ont inventé tout seuls slogans, revendications et méthodes de combat. Je trouve que cela augure bien d’un avenir où la société civile ne remettra plus son sort aux mains de personne, ou alors avec de solides garanties que les responsables seront à son service, et à ceux du pays.

Vous vous présentez vous-même sur une liste indépendante, n’est-ce pas? Qu’est-ce qui a motivé votre décision? 

En fait, je ne me présente pas du tout aux élections: je préfère laisser la place aux jeunes, que je ne me sens aucun droit de diriger directement ou indirectement. Mon rôle me paraît plutôt de transmettre aux nouvelles générations les fruits de mon expérience, donc d’apporter des témoignages sur des périodes qu’elles n’ont pas connues, mais qui ont déterminé le présent et ont encore des effets sur lui. Cela n’exclut évidemment pas d’intervenir comme citoyen et de soutenir les candidats des listes indépendantes qui adoptent le projet de Constitution Doustourna qu’avec 350 citoyens de toutes les régions du pays, nous avons élaboré en juillet dernier à Mahdia : cette partie de la société civile a ainsi prouvé qu’elle n’a pas à attendre que des partis politiques ou des experts pensent pour elle. De même, elle doit participer à l’Assemblée nationale constituante pour essayer de peser sur le texte, et surtout pour tenir le peuple informé de ce qui s’y passe. Dans cette optique, elle essaiera d’obtenir que toutes les délibérations de la Constituante soient retransmises en direct sur une chaîne de télévision spécialement destinée aux travaux du Parlement.

Malgré l’adoption du principe de la parité au niveau des listes, les femmes sont peu présentes en tête de liste : quelle lecture faites-vous de cette évolution des choses?

L’adoption du principe de parité dans les listes électorales a été tout à fait formelle, en plus du fait que cela a été avancé pour faire adopter, en particulier avec l’appui des femmes de la Haute Instance, un mode de scrutin largement favorable aux partis politiques. Le problème n’est pas que des femmes figurent (au sens propre et figuré) dans des listes de candidats dont seules les têtes de liste ont des chances d’être élues. Il faudrait, pour que cela soit sérieux, que les femmes têtes des listes, non seulement soient en nombre égal à celui des hommes, mais qu’elles soient présentes dans les circonscriptions où leurs listes ont le plus de chance de succès. La situation actuelle était prévisible, et notre association, Le manifeste du 20 Mars, l’avait prévue dès l’adoption du mode de scrutin de liste. Si on voulait réellement aller vers la parité, il fallait avoir un scrutin uninominal avec un système de quota: tous les pays où la situation des «minorités», au sens des personnes discriminées, a évolué sont passés par une politique de quota. Mais désire-t-on vraiment avoir autant de femmes que d’hommes à l’Assemblée constituante ? Il est permis d’en douter. Cela prouve peut-être que les Tunisiens politisés ne peuvent pas encore admettre que la liberté récemment acquise puisse ne pas leur profiter en premier.

interview  par Raouf Seddk (La Presse, 27/09/2011)