Contribution aux débats sur la loi électorale

Le présent texte concerne le problème de la loi électorale qui doit régir les prochaines élections à l’assemblée constituante. Ces élections représentent un événement original et inédit dans la mesure où elles ne se reproduiront pas avant très longtemps, et ne doivent par conséquent pas être traitées comme n’importe quelle élection. Elles doivent être réfléchies et préparées avec minutie et surtout sur la base de principes clairs. Le problème principal provient de ce que, depuis la révolution, la société tunisienne semble marcher sur la tête, et comme on sait que la tête est la partie la plus intelligente du corps, ce qui n’est pas le cas de ce qui se trouve actuellement en haut, les choses sont souvent présentées à l’envers.

Si on prend le cas de la loi électorale, le premier et le deuxième gouvernement Ghannouchi qui ont suivi les premiers succès de la révolution ont décidé qu’il fallait nommer une commission pour préparer les textes relatifs à la constitution. En principe, la constitution et les élections ne sont pas affaires de juristes, si brillants soient-ils, ce sont d’abord des affaires politiques. C’est-à-dire qu’un texte constitutionnel est avant tout un contrat qui traduit en règles les bases de la vie de la société, pour la période à venir.

Qui va décider de cet accord? Ce ne peut pas être l’ancienne société puisqu’on appelle à une nouvelle constitution à la suite d’un événement révolutionnaire, d’une contestation de fond de cette société, de la rupture avec elle ; normalement ce sont donc les gens qui ont dirigé le changement qui doivent le faire. Il se trouve qu’on est en face d’une révolution qui s’est faite par le peuple sans direction politique. Les changements demandés par le peuple ont été demandés intuitivement, ne sont pas explicités et n’ont pas pu l’être, même a posteriori, par une direction politique, sinon on n’aurait pas eu besoin de réfléchir à établir une assemblée constituante, cette direction l’aurait fait toute seule. Ces désirs, ces revendications ont été écrites en creux dans une série d’événements négatifs. Les révolutionnaires ont refusé Ben Ali, les gouvernements Ghannouchi, le RCD, la continuité politique, administrative, les nominations de responsables… La seule revendication positive a été l’appel à l’assemblée constituante. Cette demande d’assemblée constituante est la première concrétisation de la demande de changement. C’est une demande d’officialisation de la rupture.

Les juristes ne peuvent faire que ce qu’on leur demande. Ce sont des techniciens qui vont traduire en textes juridiques, en articles, en chapitres et en codes ce que les politiques leur disent de faire. La commission aurait donc du être foncièrement politique et à la fin des travaux, elle aurait pu faire appel aux juristes pour rédiger et mettre sous une forme juridique acceptable cette constitution.

Nous n’avons pas un texte représentatif de la révolution à présenter à l’assemblée constituante. On peut se demander d’abord s’il fallait avoir un texte, s’il est logique d’avoir un texte à l’avance. Autant il était logique pour un gouvernement de transition pacifique entre un régime de dictature et un régime démocratique de demander à des juristes de corriger des textes qui doivent seulement s’adapter, sans changer de références, à une situation nouvelle, autant, en l’absence d’une explicitation de la philosophie et des objectifs positifs de la révolution, il est absurde d’attendre de ces mêmes juristes qu’ils traduisent ces objectifs révolutionnaires en des textes.

Mais la révolution n’ayant pas été en mesure de faire un texte, il est légitime que les gens qui ont quelque chose à dire sur cette révolution, qui ont de la sympathie ou qui sont partie prenante à cette révolution essayent de traduire les « creux » des activités de la révolution, d’interpréter ces creux, afin de déterminer positivement quels sont les principes et la philosophie qui doivent présider à cette élaboration.

Faire une constitution, sachant qu’il n’y aucune chances d’en faire une autre avant de nombreuses années, et qu’elle sera définitive à l’échelle de plusieurs générations, c’est d’abord s’assurer qu’elle soit une constitution de l’avenir et non du passé.

Par exemple, Bourguiba avait pris le pouvoir avec un projet de société nouvelle, différente de celle qui était en place et qu’en grande mesure il voulait détruire. Il a donc préparé une constitution à cet effet et, pour cela, il a fait en sorte que les membres de son parti, le néo-destour, prennent tous les sièges de l’assemblée constituante. Après cela, il a exercé la force de la loi contre la minorité du peuple qui tentait sauvegarder ce que, dans la vieille société, le nouveau régime voulait détruire.

Il faudra donc, en élaborant la nouvelle constitution, prévoir d’exercer la force de la loi contre ceux qui sont opposés à la révolution, et pour cela, analyser et visiter les creux dont on a parlé plus haut. Mais pour que l’assemblée constituante soit en mesure de faire ce travail, il faut qu’elle soit constituée d’une certaine façon.

Cette assemblée doit représenter la partie de la population intéressée directement à la révolution ou proche de celle-ci, mais qui ne soit pas de toute façon opposée à la révolution, notamment du fait de ses liens avec l’ancien régime.

La loi électorale doit partir du principe que l’on doit arriver à une assemblée constituante globalement favorable à la révolution.

Cette nécessité est précédée par une autre : les résultats de ses travaux ne doivent être être remis en question par personne.

La conséquence en est que tous les tunisiens, en âge de le faire, ont le droit de voter sans exception. C’est dire que toutes les catégories que l’ancien code électoral privait du droit de vote doivent récupérer ce droit : militaires, membres des forces de sécurité, magistrats, notaires… et aussi les condamnés et même les prisonniers, y compris les condamnés à mort, qui ont une chose de très importante à demander aux élus: le droit à la vie, l’abolition de la peine de mort.

L’utilisation de la seule carte d’identité pour voter ne pose de problème que dans un cas, celui du changement d’adresse du titulaire. Il faudra, dans ce cas, trouver les moyens techniques d’enregistrer ces changements très rapidement, avec l’aide des organismes internationaux qui ont vocation à soutenir les changements démocratiques dans les pays qui vont dans cette voie.

Cette aide devra également être demandée pour que soit assurée la couverture de l’ensemble du pays par le réseau informatique. Les élections seront donc également l’occasion de faire progresser la non-discrimination sur le plan informatique.

En gros les articles sur les électeurs du code électoral passé peuvent être remplacés pour cette élection en particulier par un seul article :

«Tout Tunisien âgé de 18 ans ou plus le jour des élections peut participer à ces élections, sur présentation de sa carte d’identité nationale. Ceux des tunisiens qui ne peuvent pas se déplacer ou qui résident à l’étranger pourront voter sur place sous le contrôle d’une commission indépendante.»

En matière d’éligibilité, de la même façon que tout le monde peut-être électeur tout le monde peut-être candidat, à condition d’en avoir l’âge (23 ans par exemple). Les interdictions n’ont pas de sens. Par exemple, il est absurde de vouloir empêcher d’anciens membres importants du RCD de se présenter aux élections pour la constituante: comment peut-on penser que les électeurs soient ignorants ou oublieux au point de voter pour eux? comment peut-on croire qu’eux-mêmes oseraient se présenter?

Il est anormal de maintenir des conditions d’inéligibilité, spécialement en matière de nationalité d’un parent non-tunisien ; cette discrimination est vexatoire : la seule chose qu’on peut demander à un tunisien est qu’il soit intéressé par le destin de son pays. La révolution n’est pas tournée vers un passé nationaliste, elle est ouverte à tous les apports qui peuvent l’enrichir d’où qu’ils viennent, et les Tunisiens binationaux sont parmi les meilleurs intermédiaires avec les cultures des autres pays.

En ce qui concerne le mode de scrutin, il doit permettre de rendre députés les candidats qui se réclament de la révolution. Cela sera facile à déterminer lorsque l’on aura dessiné les contours de la nouvelle constitution, tel qu’ils devraient ressortir de la philosophie et de la culture implicite des acteurs de la révolution tunisienne : ce seront ceux qui se reconnaitront dans ces principes philosophiques et politiques.

Le mode de scrutin de listes ne favorise pas a priori ce genre d’acteurs. Il favorise plutôt les partis qui ont beaucoup d’adhérent et beaucoup de ressources, aux dépens de petits partis et des individus. C’est le cas de partis actuels, avatars du RCD ou partis islamistes : ils pourront, à l’abri de listes où on ne distinguera plus les individus et leurs origines véritables, faire élire des candidats malgré un engagement contre-révolutionnaire ou non-révolutionnaire.

Par contre, le scrutin uninominal est beaucoup plus favorable à ces militants de la révolution qui n’ont pas d’appartenance partisane, un scrutin uninominal à deux tours qui barrerait la route, au cas où il y aurait un grand nombre de candidats, à la victoire d’un membre d’un parti, par ailleurs minoritaire.

Dans ce mode de scrutin, chaque électeur connait le visage, les habitudes de chaque candidat indépendamment de son étiquette politique. Ca sera un homme ou une femme choisi€ en fonction de la confiance personnelle que l’électeur aura de sa fidélité à son programme.

Etant donné les habitudes tunisiennes, on va voter plutôt pour les hommes, et les députées-femmes seront très minoritaires si on n’introduit pas, dans ce mode de scrutin, les changements qui empêcheront ce phénomène: il est essentiel de ne pas avoir une écrasante majorité de représentativité masculine, surtout dans un pays qui se targue d’être l’un des premiers à avoir accordé des droits très étendus aux femmes.

Une proposition pourrait la suivante : pour atteindre par exemple un quota de 30% de femmes dans l’assemblée (c’est-à-dire qu’il doit y avoir au moins 30%), on procèderait comme suit:

Supposons qu’il y ait 300 sièges à pourvoir à l’assemblée, on découperait alors le pays en 200 circonscriptions, dans lesquels le vote aura désigné 200 élus à la majorité des voix. Les 100 sièges restant seraient attribués à celles des femmes candidates qui auront obtenu le meilleur pourcentage de voix au plan national : celle qui a eu 35% dans sa circonscription passera avant celle dont le score est de 5% dans la sienne. Ainsi, tous les députés auront été élus (et pas nommés), ce seront tous des gens en qui le peuple aura mis une certaine confiance

Reste le problème du découpage des circonscriptions : un découpage en fonction du nombre d’habitants favorise les grandes agglomérations, et donc les partis politiques. Il faudrait donc partir du découpage administratif (délégations), en prévoyant que celles des délégations qui auraient un nombre d’habitants supérieur à la moyenne disposeraient d’un ou deux sièges supplémentaires, en fonction de la différence.

Ces élections seront contrôlées par une commission indépendante, qui devrait être constitutionnelle, pour garantir cette indépendance, et permanente, car il y a de nombreuses consultations électorales en vue.

Cette commission de contrôle et de vérification des opérations électorales aura de nombreuses tâches, en particulier en matière de litiges. Elle s’adjoindra les services de tous les gens dont elle a besoin pour son fonctionnement ordinaire (probablement plusieurs dizaines de diplômés) et elle embauchera pour chaque élection, et en premier lieu celle qui vient, au moins autant de personnes qu’il y aura de bureaux de vote (apparemment entre 7500 et 9000 pour l’élection à la constituante) parmi les chômeurs diplômés. Cela permettra, pour chaque échéance électorale une embauche de quelques mois, d’autant plus utile que le travail sera valorisant pour des jeunes qui participeront ainsi directement au destin de leur pays.

Tout le personnel de la Commission pourrait être formé par ceux des organismes internationaux qui ont vocation d’aider au passage à la démocratie les pays qui le désirent ; ces mêmes organismes pourront prendre en charge matériellement la totalité des besoins de la commission.

Dés lors, la loi électorale pourra être très rapidement adoptée et transcrite dans un décret-loi, et l’on pourra alors passer à la phase la plus urgente et la plus importante de la période actuelle : la discussion la plus large possible des principes philosophiques et politiques de la Tunisie révolutionnaire qui devront être à la base de la future constitution. Répétons encore qu’en l’absence d’une réelle explicitation de ces principes, on devra les découvrir à travers ces discussions dans tout le pays, il est donc plus que nécessaire de commencer ce travail.

publié par Gilbert Naccache  sur Facebook  le lundi 28 mars 2011

Gilbert Naccache