Après la manifestation d’Ennahdha – "Ekbèss" du 7 Septembre

Contrairement aux prévisions et aux affirmations de ses organisateurs, la manifestation de la Kasbah du Vendredi  a établi clairement la fragilisation et l’insécurité dans lesquelles se meut le Parti Ennahdha aujourd’hui.

Les buts de la démonstration de force

Cette manifestation, organisée par le parti au pouvoir, ne peut pas être considérée comme hostile à ce parti ; il est clair au contraire que, formellement organisée par une initiative qu’a d’abord appuyée, puis qu’a reprise à son compte, la direction d’Ennahdha, elle avait pour but d’appuyer les principaux objectifs du gouvernement  notamment  l’indemnisation des anciens détenus politiques que le gouvernement a du mal à faire passer, et de montrer à quel point les « jeunes révolutionnaires » de la tendance islamiste partagent l’hostilité aux destouriens, en particulier Essebsi, que la Ennahdha considère comme un danger très grave pour elle; notamment en cas d’élections.

En fait, cette manifestation renforce encore les menaces contre les destouriens sur les problèmes de corruption et de justice transitionnelle que brandit déjà Ennahdha et dont elle voudrait dire qu’elles sont exigées par le peuple. Comme ces menaces du pouvoir n’ont visiblement pas découragé l’offensive contre le « danger de dictature religieuse », il y a eu escalade : les mots d’ordre ont été plus radicaux que lors de la première manifestation Ekbess avec des menaces plus précises (la publication de listes noires).

Cela a sans doute un rapport avec les difficiles négociations qu’Ennahdha mène avec les partis destouriens pour une coexistence cynique aux dépens de la révolution qu’elle prétend défendre (que l’on pense au banquet de Sousse…).

L’isolement et la faiblesse d’Ennahda

La manifestation a été organisée sur le modèledes grandes cérémonies fascistes où des membres du gouvernement font semblant d’attaquer le gouvernement pour renforcer et donner une légitimité populaire aux décisions du parti. Elle est d’abord et avant tout un symptôme del’isolement que connaît ce parti : isolement politique par rapport, en premier lieu à ses alliés de la troïka : les défections en chaîne au sein du CPR et de Ettakatol témoignent du désaccord de nombreux militants de ces partis avec l’alliance avec une Ennahdha aux tendances ouvertement hégémonique ; en plus de l’affaiblissement global de ses alliés, ces défections, quand elles touchent l’ANC, mettent en cause la majorité dont dispose un gouvernement de plus en plus susceptible de ne pas survivre à une éventuelle motion de censure.

Isolement dans le monde politique, par le renforcement de ses adversaires, principalement Nida Tounes, et les regroupements, formels ou électoraux qui se font en leur sein. Ajoutons à cela que les fautes d’Ennahdha concernant les libertés publiques, son incurie en matière de poursuite véritable des coupables dans les affaires de blessés et de martyrs de la révolution, sa façon de couvrir les exactions policières et salafistes, le manque de transparence de ses dirigeants sur leurs pratiques personnellesen matière de revenus et d’acquisition et de gestion de leurs biens, leurs positions à l’ANC sur le projet de constitution, tout cela a détourné d’eux une partie importante des citoyens, y compris de ceux qui leur avaient fait confiance.

Cette manifestation était aussi un signe de faiblesse, conséquence de l’isolement dont on a parlé plus haut, mais aussi des craquements (annonciateurs de fractures?) qui se produisent au sein de la troïka: critiques ouvertes de plus en plus graves de Marzouki contre Ennahdha, qu’il va jusqu’à accuser d’utiliser les méthodes du RCD, fermeté affirmée de Mustapha Ben Jaafar sur les problèmes de constitution et du rôle de la religion dans la société.

La manifestation a donc aussi été » organisée pour montrer à tous, en premier lieu les partis de la troïka et de l’ANC, la force et l’ancrage populaire du parti islamiste et de son programme. Malheureusement pour lui, malgré les moyens énormes mis en œuvre (encore une similitude avec le RCD) : ramassage par bus, et dit-on, primes à la participation, cette manifestation pour laquelle on nous avait promis un million de participants a réuni moins de 10 000 personnes en comptant très large.

Le contexte et l’incapacité d’Ennahdha de se définir clairement comme remplaçante du RCD

Il faut peut-être aussi  faire entrer en ligne de compte que ces temps-ci l’émergence dans le débat public de l’éventualité d’une solution militaire à l’impasse politique,  un coup d’état militaire, permettrait à la Tunisie de sortir du gouffre « obscurantiste »tout comme les appels de certains à la création de milices de l’opposition, avec le risque assumé de libanisation du pays,  ouvre la voie à un affrontement entre Ennahdha et les partis de l’opposition.

On doit également  prendre acte de l’arrogance décuplée des agents de la sécurité de l’intérieur  dont  on accusede plus en plus certains  d’exactions, de tortures, de  viols de femmes et d’hommes.

Enfin,force est de  noter que nombre d’agressions  et de violences que l’on présente de part et d’autres comme politiques  ont  aussi probablement  d’autres causes qui tiennent à la redistribution des territoires entre caïds du banditisme (de la petite délinquance à l’escroquerie en passant par le proxénétisme)  ancien et nouveauet que le passage du contrôle de ce  banditisme en général des gens liés au RCD  à ceux liés à Ennahdha provoque d’âpres contestations.

L’ensemble de cette situation est très confus et cela explique que Ennahdha ait éprouvé le besoin de faire une démonstration de force  pour lui permettre de reprendre la situation en main, notamment en faisant croire à une mobilisation des masses populaires contre le gouvernement, qui puisse lui permettre de poser plus de conditions à l’établissement d’une trêve avec les opposants. L’échec relatif de la manœuvre la met dans une position encore plus délicate…

La grande absente des débats actuels est la révolution. Ceux qui attaquent les progressions de la dictature religieuse aussi bien que les manifestants radicaux de ekbess ne parlent guère des revendications de la révolution, les droits des blessés  et des familles des martyrs de la révolution et surtout le droit à la vérité sur la répression de la révolution, (bien au-delà du 14 janvier), et au châtiment des coupables, l‘emploi, l’équité régionale, la dignité, et des libertés menacées…  La véritable défense de la révolution ne consiste pas seulement à se réclamer de certains objectifs partiels qui n’ont pas été effleurés pendant ces dix mois de gouvernement, elle ne consiste pas à défendre la légitimité d’un parti ou d’un autre, ni à réaliser un accord entre les forces politiques aux dépens de la révolution, elle consiste à tenter par tous les moyens de rassembler les énergies, indépendamment de toute ambition de pouvoir pour, en commençant à réaliser ces objectifs, réconcilier la révolution et la politique.

publié sur Facebook par Gilbert Naccache le 08-09-2012