Naufrage annoncé de la gauche-couscous en Tunisie

 

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Hamma Hammami et Beji Caid Essebsi

Abed Sharef

Politologue, écrivain et journaliste

 

La gauche sera l’arbitre de la présidentielle en Tunisie. Elle hésite: Va-t-elle rallier un peuple “barbu”, ou bien va-t-elle s’abriter la sécurité de l’ordre ancien?

Un concert de louanges entoure le processus électoral en Tunisie. C’est un beau succès, il faut en convenir. La Tunisie apparait comme l’exception qui confirme la règle de l’impossibilité d’organiser des élections démocratiques dans le monde arabe. Après des législatives crédibles, un premier tour de la présidentielle réussi, le second tour de la présidentielle, dimanche prochain, devrait couronner une démarche qui a connu quelques moments de tension, mais qui n’a jamais dérapé. Le couronnement serait une élection libre, qui ferait entrer le pays dans la modernité démocratique.

Ces louanges ne peuvent toutefois cacher une réalité très inquiétante. Car l’expérience tunisienne a confirmé l’échec d’une certaine forme de politique. Le vote ne se fait pas sur des bases économiques et sociales, ni mêmes politiques. Il se fait sur des dogmes, l’idéologie, sur l’irrationnel, la peur, le chantage à l’instabilité et la menace de l’inconnu. Malgré le retrait d’Ennahdha, qui n’a pas présenté de candidat à la présidentielle, les acteurs politiques ne s’affichent pas porteurs d’intérêts économiques et politiques, ils sont jugés sur leur supposé rapport à la foi, à la religion, sur leur capacité à combattre l’islamisme, ou à s’en accommoder, voire à le favoriser.

Beji Caïd Essbsi, un bon vieux cacique de l’ère Bourguiba-Ben Ali, candidat de Nida Tounès, est virtuellement porteur d’un projet de restauration d’un système supposé mort avec l’immolation de Bouazizi. La victoire de Caïd Essebsi signifierait, d’une certaine manière, que la Tunisie s’est a fait fausse route ces trois dernières années. Elle aurait commis une immense erreur avec son fameux “printemps”. Et aujourd’hui, la récréation est finie. Tout le monde reprend sa place, dans un ordre qui n’aurait jamais du être bousculé. Cette vision suggère que le système Ben Ali était bon, qu’il avait juste besoin d’un coup de peinture pour ravaler la façade. C’est oublier qu’il était bâti sur une répression féroce contre les islamistes, mais aussi contre les laïcs et démocrates hostiles aux choix de Ben Ali.

Restauration

Que les bénéficiaires de l’ancien système, regroupés autour de Caïd Essebsi, souhaitent la restauration de l’ordre ancien, est dans l’ordre des choses. Que des groupes ou des fortunes le soutiennent est tout aussi cohérent. Que le candidat de Nida Tounès mette en avant une volonté de sauvegarder l’État tunisien, contre un adversaire accusé de “connivence” avec les islamistes, est tout aussi important. Mais est-il pour autant possible de s’en tenir à cette promesse? Certes, une victoire de Caïd Essebsi peut déboucher sur un renforcement de la nature “civile” de l’État tunisien. Mais elle peut tout aussi bien déboucher sur un engrenage de remise en cause de ce qui a été fait ces trois dernières années, en s’appuyant sur la légitimité démocratique. Une dynamique de restauration de l’ordre ancien n’est pas exclue, d’autant plus que Caïd Essebsi n’a jamais montré de vraies convictions démocratiques, et que l’enthousiasme des nouveaux convertis pousse naturellement à l’excès, à l’arrogance des puissants et aux règlements de comptes.

Une victoire de Caïd Essebsi aurait une autre signification, inattendue. Ce serait un naufrage moral de la gauche tunisienne, qui aura vendu son âme, en se plaçant du côté de l’ordre ancien, contre le peuple. En position d’arbitre, la gauche confirmerait alors qu’elle a définitivement abandonné le terrain des luttes sociales, pour se situer dans une autre confrontation, celle entre les laïcs et les autres. Elle serait sur le même terrain que la gauche française, qui a déserté le terrain économique et social, laissant les pauvres se réfugier dans l’illusion Front National, pour s’occuper essentiellement de “mœurs”, avec le PACS, le mariage pour tous, la place des femmes, la liberté sexuelle, etc., tout en s’accommodant du creusement des inégalités. Fait symbolique: Les grandes stars de la gauche française de ce début de siècle sont plus connues pour leurs frasques sexuelles que pour leurs conquêtes sociales.

L’âme de la gauche

Moncef Marzouki a bien relevé cet abandon des luttes sociales par la gauche, qui ne s’occupe plus des pauvres. Ceux-ci sont pris en charge par les islamistes, qui leur offrent un prêt-à-penser rudimentaire, mais très efficace. Puisque la gauche ne s’occupe même plus du sort des pauvres dans ce monde, les islamistes leur proposent une solution pour ici et pour l’au-delà. Le Front National tente de faire la même chose, en proposant des réponses identitaires.

Paradoxe? Non. La gauche, en Algérie comme en Tunisie, est en fait une petite bourgeoisie urbaine, occidentalisée, qui n’a plus de rapports avec le peuple de gauche, les sans-dents. Une gauche-couscous qui aspire à devenir gauche-caviar, prête à composer avec le système Ben Ali du moment qu’il assurera sa sécurité et son confort, et limitera la répression aux pauvres, aux barbus et aux ruraux. Elle affiche encore un discours de gauche, mais elle a une pratique politique basée sur d’autres critères. Sa grille de lecture n’est plus dictée par le bon vieux clivage riches-pauvres, exploitants-exploités, capital-travail, elle a comme repère central le conflit religieux-laïcs.

Et quand je dis que c’est une élite “occidentalisée”, ce n’est pas péjoratif. Je considère que l’occidentalisation est aujourd’hui une nécessité, car elle signifie rationalité, accès à la modernité, instauration d’un pouvoir institutionnel, respect des libertés et des droits de l’Homme. Tout ceci fait partie des valeurs de gauche, mais cela ne justifie pas l’abandon de ce qui fait l’âme de la gauche, le peuple.

paru le 19 decembre sur: http://www.huffpostmaghreb.com/abed-charef/naufrage-annonce-de-la-ga_b_6353856.html