Siliana : dernier épisode en date de la révolte permanente en Tunisie

Santiago Alba Rico

La Tunisie connaît une situation de révolte endémique qui s’apparente en partie à celle que traverse l’Egypte. Après la première phase « unitaire » des processus révolutionnaires, où plusieurs forces sociales (islamistes, syndicalistes, jeunesse précarisée, petite-bourgeoisie…) ont convergé, à des degrés et à des rythmes divers, dans la lutte contre les dictatures, des clarifications s’opèrent à un rythme croissant depuis l’arrivée au pouvoir des islamistes, et de nouveaux clivages apparaissent. Clivages qui traduisent et expriment les intérêts divergents de ces différentes couches sociales car, fondamentalement, les objectifs sociaux et démocratiques de ces processus révolutionnaires n’ont nulle part été atteints. Nous reproduisons ci-dessous un article de Santiago Alba Rico, co-auteur des « Chroniques de la révolution tunisienne », sur la révolte de Siliana en Tunisie. Entre-temps, les derniers développements ont aiguisé plutôt qu’apaisé le bras de fer entre l’UGTT et le parti islamiste au pouvoir, Ennhadha. Le 4 décembre, en effet, plusieurs centaines de partisans du gouvernement ont saccagé les locaux du syndicat à Tunis et agressé physiquement plusieurs de ses dirigeants. L’UGTT a répliqué par un appel à la grève générale pour le 13 décembre.

Les routines spasmodiques des médias prêtent attention ces jours ci à la Palestine bombardée, à la grande Egypte en convulsion et à la fragile Syrie en ruines, provoquant la fausse illusion que ces profondes secousses qu’on a appelé « printemps arabe » se seraient déjà calmées au Yémen, au Bahreïn, en Libye ou en Tunisie (ou en Jordanie, où les choses ne font que commencer, au Koweït, en Arabie Saoudite et même au Qatar, atteints par des répliques encore amorties).

La Tunisie, le pays où commencèrent les révolutions arabes, n’occupe pas plus de deux lignes dans les journaux européens. Mais la situation est pourtant assez semblable à celle de l’Egypte. Il y a quelques semaines, je qualifiai de « révolte endémique » la prolongation déformée de la « révolution incomplète ». Depuis cinq jours, cette révolte a un nouveau foyer : Siliana, une ville de 25.000 habitants située à 120 Km de la capitale, Tunis, et siège du gouvernorat du même nom.

Le mardi 28 novembre dernier, une grève a paralysé la ville et s’est achevée par une manifestation de masse devant le palais du gouvernorat. Là, d’après des témoins oculaires, une pierre lancée par un manifestant a déclenché une riposte disproportionnée et brutale de la part de la police, qui a utilisé des matraques et des gaz pour disperser et ensuite pourchasser les manifestants jusque dans les maisons. Elle a également utilisé des armes prohibées par les lois internationales : des « cartouches à fragmentation » livrées par l’entreprise italienne NobelSport et dont les effets peuvent s’observer avec horreur dans les nombreuses images diffusées sur Internet.

Pendant les trois premiers jours de la révolte, jusqu’à ce que le Ministère de l’Intérieur, mis sous pression par l’opinion publique, donne l’ordre ne pas utiliser ces armes, le nombre de blessés à atteint le chiffre de 300, dont une douzaine de jeunes qui ont perdu l’usage d’au moins un de leurs yeux. La dureté de la répression n’a fait que renforcer la détermination de la protestation, qui s’est étendue à d’autres villes de l’intérieur et a généré un peu partout des mouvements de solidarité avec Siliana et de rejet de la politique du gouvernement d’Ennahdha : « a-chaab iurid zaura min jidid », « le peuple veut une nouvelle révolution ».

Pourquoi Siliana se soulève ? Convoquée par le syndicat local de UGTT et soutenue par les partis de gauche du Front Populaire, la grève et la manifestation du 28 novembre réclamaient une nouvelle politique d’investissements dans le gouvernorat, durement frappé par le chômage et la pauvreté, ainsi que la libération des personnes détenues depuis les protestations du mois d’avril dernier. Le refus du gouverneur de parler avec les représentants syndicaux a focalisé sur lui la rage des participants, qui ont exigé à grands cris sa destitution. Après les durs affrontements de ces derniers jours, cette destitution est devenue la revendication principale des protestations et un enjeux qui menace de déstabiliser encore plus le déjà très fragile équilibre des forces dans le pays. Vendredi dernier, des milliers d’habitants de Siliana ont abandonné la ville dans une marche ironique de cinq kilomètres afin de pointer du doigt le caractère criminel du gouverneur : « s’il ne quitte pas la ville, alors c’est nous qui partons ».

La réaction du gouvernement révèle le caractère aigu de la confrontation politique dans la Tunisie post-révolutionnaire. Tandis que le président Marzouki gardait un silence embarrassé jusqu’à hier soir, la comparution de deux ministres d’Ennahdha à l’Assemblée nationale n’a pas précisément contribué à calmer la situation. L’absence du Premier ministre, Ahmed Jabali, et les accusations portées contre l’UGTT et certains partis du Front Populaire ont excédé les députés de l’opposition, dont plusieurs ont quitté l’hémicycle en signe de protestation.

Mis contre les cordes, harcelé parfois avec raison, parfois moins, Ennahdha a fini par se réfugier dans une interprétation « complotiste » des événements qui rappelle l’attitude de Ben Ali quand il fut mis K.O, incapable d’accepter l’idée d’une révolte contre lui. D’après le parti islamiste, la révolte de Siliana, sans fondement réel, ni légitimité populaire, serait l’œuvre d’une manipulation opérée dans l’ombre par les « forces contre-révolutionnaires » de l’ancien régime, soutenues de manière intéressée par le syndicat et les partis de gauche. Cette interprétation absurde et le mépris manifesté pour les revendications populaire ont alimenté, en retour, la dénonciation un peu démagogique de la « nouvelle dictature islamique » car, si elle bénéficie aux partis de gauche, cette dénonciation renforce également les partisans de la « restauration » qui, au-delà de la paranoïa gouvernementale, existent bel et bien et attisent l’instabilité afin de susciter la nostalgie de l’« ordre » et de la « sécurité » sous l’ancien régime.

En tous les cas, la réaction d’ Ennahdha, son mépris pour les jeunes désespérés des régions intérieures, n’a fait que légitimer encore plus les protestations, qui étaient déjà totalement légitimes à leur racine même. Les déclarations d’Ali Larayed, Ministre de l’Intérieur, justifiant l’utilisation des « balles à fragmentation » – au lieu des balles réelles – comme une expression de la volonté de la police de ne pas tuer, ou celles du gouverneur de Siliana lui-même, Ahmed Azzedine Mahjoub, dénonçant l’origine « extérieure » des pierres lancées par les manifestants, n’ont pas manqué d’exciter la colère de tous ceux qui ont lutté avec leur corps pour renverser le dictateur. Ces derniers voient aujourd’hui la façon dont leur révolution est « séquestrée » ou « confisquée » par un gouvernement incapable de donner satisfaction à leurs exigences sociales et qui, en outre, réagi comme Ben Ali, par la violence et la répression.

La Tunisie est toujours, comme sous la dictature, un pays divisé en deux classes sociales dont la distribution topographique reflète une séparation séculaire : capitale/régions et côte est/intérieur. Du point de vue politique, la situation est, par contre, plus complexe puisqu’il y a un chassé croisé des forces, internes et externes, qui se disputent la légitimité de la révolution et qui se voient sans cesse plus contraintes d’opérer dans le cadre d’une division trompeuse entre pro-islamistes et anti-islamistes. En ce sens, la révolte de Siliana est la prolongation naturelle de la révolution des déshérités, mais elle est aussi l’objet d’une dure confrontation politique dans laquelle les différents partis cherchent une niche de pouvoir dans le nouvel ordre institutionnel démocratique.

Tandis que j’écris ses lignes, et sur le fond d’une agitation incessante, Ennahdha et l’UGTT semblent être parvenus à un accord pour réduire la tension [1], mais certaines conséquences politiques de la secousse sont déjà manifestes. Siliana a creusé un peu plus la tombe du président de la république, Moncef Marzouki. Courageux et célébré défenseur des droits de l’Homme sous la dictature, la gestion policière de la crise de la part d’un gouvernement sur lequel il n’a aucun pouvoir met à nouveau en évidence sa position de « caution de gauche » impuissant, incapable de mettre la pression sur Ennahdha ou de démissionner. Son intervention publique du vendredi soir, après un long et compromettant silence, révèle en tout les cas son trouble : il y a critiqué implicitement ses collègues du gouvernement et a fait ouvertement un aveu d’échec avec sa proposition de formation d’un « gouvernement aux compétences limitées » et avec son insistance à organiser des élections avant l’été prochain – que d’autres voudraient repousser sine die selon certaines rumeurs.

De son côté le Front Populaire (*) sort sans doutes renforcé par cette nouvelle révolte encore vive. Un article très journalistique du libéral « Le Temps » parle avec respect de son porte-parole, Hama Hamami, également leader du Parti des Travailleurs Tunisiens, et le qualifie de « Che Guevara tunisien ». Emprisonné et torturé sous la dictature, Hamami est la figure visible d’une gauche marxiste rénovée et compte sur un soutien croissant parmi les secteurs les plus conscients des classes populaires. Ses déclarations à la radio et à la télévision de ces derniers jours, à la fois énergiques et mesurées, le propulsent comme une alternative électorale au bipartisme virtuel vers lequel s’achemine le pays avec vélocité : néolibéralisme islamique ou néolibéralisme laïc. Que le Front Populaire puisse briser ou non cette logique dépendra en même temps de la gestion des mobilisations populaires et du soutien de l’UGTT, l’acteur de l’ombre qui a toujours décidé des rapports de forces et des équilibres politiques, y compris sous la dictature.

Entre-temps, les salafistes se taisent et Nidé Tunis, la coalition du bourguibiste Quaïd Essebsi, refuge des nervis de l’ancien régime et des classes moyennes nostalgiques de l’ordre et de la sécurité, grandit en silence

Les fractures de classe et les fractures politiques ne coïncident pas, elle se chevauchent, se croisent, s’alimentent et s’utilisent réciproquement. Mais les fractures de classe continuent à nourrir cette « révolte permanente » qui, deux ans après la révolution, rallume sans arrêts des foyers de mobilisation et de résistance. En décembre 2010, ce fut Sidi Bouzid ; en décembre 2012, c’est Siliana. En tous les cas, c’est un hiver printanier, un hiver chaud qui s’annonce en Tunisie. Ici, comme dans le reste du monde arabe, tout continue à commencer sans arrêt

 

Traduction française pour Avanti4.be : Ataulfo Riera

(*) Coalition de partis de gauche de différentes tendances et de nationalistes nassériens de gauche. Sa principale force organisée est le Parti des travailleurs tunisiens, ex-PCOT (Parti communiste des ouvriers de Tunisie, d’origine maoïste), dont le leader est Hama Hamami.

[1] L’accord s’est confirmé sur trois points : le gouvernement accepte de prendre en charge les frais sanitaires des blessés, d’accélérer les diligences administratives liées aux demandes de travail des chômeurs et – c’est sans doute le plus important – de suspendre le gouverneur de Siliana. C’est sans nul doute une victoire de la mobilisation populaire.

http://www.avanti4.be/analyses/article/siliana-dernier#.UMxVz_n2nx8

Version en espagnole: http://www.tunisia-in-red.org/?p=1570