Le récit de Hamadi- interview par Nadia Bouguerba

Hamadi Zribi

94 Le Maghreb Magazine 18 | Mars 2013

J’avais deux ans en 1961, lorsque mon père, ouvrier agricole originaire de Siliana, est venu s’installer à Tunis avec sa femme et ses quatre garçons. Il loua dans le quartier populaire de Bab Dzira. Nous étions alors la seule famille arabe de notre rue parmi les Français, les Italiens et les Maltais. On se connaissait tous. Il y avait des plantes partout et, malgré les conditions modestes dans lesquelles nous vivions, la joie et la bonne humeur étaient quotidiennes. Mon père travaillait en tant que docker et il gagnait correctement sa vie. C’était quelqu’un de sérieux, parfois dur mais d’une grande générosité. Ma mère était discrète, elle devait gérer le quotidien et ce n’était pas toujours facile. Ils étaient analphabètes, nos études étaient pour eux une priorité absolue. Le dimanche était jour de fête : ma mère nous lavait et nous habillait bien et mon père nous donnait « flous el a7ad » (l’argent du dimanche) puis on se donnait la main pour aller à la Maison de la Culture Ibn Khaldoun regarder un dessin animé, un Charlie Chaplin ou un documentaire avant de vite rentrer pour manger la « macarona bil 3alouch » (les pâtes au mouton). Les fêtes de l’Aïd étaient aussi des moments importants que nous attendions avec impatience. Nous étions heureux dans notre simplicité.

J’ai d’abord étudié rue du Maroc, puis au Lycée Bab Jedid qui avait le privilège d’être mixte. Je me considérais comme beau garçon et je faisais très attention à mon look. C’était l’époque de Bruce Lee et des cours de karaté, des pantalons larges, des chemises colorées et des cheveux mi-longs que l’on mettait des heures à lisser… Mes sorties de plus en plus fréquentes et tardives n’étaient pas appréciées par mes parents : j’étais « le clochard » qu’il fallait remettre dans le droit chemin. Mais les cris et les claques de mon père ne firent que renforcer mon obstination : j’aimais sortir et j’en avais le droit. Adolescent révolté, je me sentais à l’étroit dans cette société. L’école ne m’intéressait plus. J’avais besoin de prendre le large. Je ne cessais de l’exprimer à mes parents et, après une longue période de conflit, mon père finit par m’aider : « voilà de l’argent. Prends un billet d’avion et pars ! Si ça ne marche pas, tu sais qu’ici, il y aura toujours un plat chaud pour toi ».

J’ai quitté le pays à seize ans, en 1975, pour l’Italie. J’ai rejoint des Tunisiens installés dans une petite ville à 60 km de Rome. J’ai travaillé avec eux à la récolte et je sortais tous les soirs : j’avais besoin d’échanger, de connaître du monde, de comprendre ce qui se passait autour de moi. J’ai commencé à avoir des amis italiens, à parler la langue et j’ai vite trouvé un travail mieux payé. Au bout de quelques mois, j’ai éprouvé le besoin de bouger.

Je suis alors parti pour Stuttgart où j’avais un contact. J’ai travaillé et j’ai commencé à apprendre l’allemand, mais j’ai été exclu des cours faute de papiers en règle. Je le pris très mal et c’est complètement dépité que je me suis retrouvé à la gare sans savoir vraiment où aller. C’est le guichetier, excédé par mon indécision, qui m’a orienté vers la Belgique.

A Bruxelles, je n’ai pas eu de mal à trouver un logement, puis un travail dans un petit restaurant. Le salaire était correct et l’ambiance me convenait. Tous les matins, je passais devant un lycée et, un jour, j’ai décidé de m’y arrêter pour me présenter à la directrice : « Je suis Tunisien, j’ai dix-sept ans, je travaille mais je n’ai pas de papiers et je voudrais reprendre mes études ». Perplexe, elle m’a posé des questions, mais à la fin de l’entretien, elle me confirmait son accord pour une inscription. Elle a fait ensuite les démarches nécessaires pour ma carte d’étudiant et c’est avec beaucoup d’enthousiasme que j’ai repris mes études. Mais je devais continuer à faire le service tous les soirs et j’ai commencé à somnoler pendant les cours. Je n’ai donc pas été étonné de me faire convoquer par la directrice. Je ne m’attendais pas à sa proposition : « Tu ne peux pas continuer à travailler Hamadi. Anne-Marie, ton professeur de français, offre de t’héberger chez elle. Tu seras indépendant, tu ne manqueras de rien et tu pourras te concentrer sur tes études ». C’était incroyable ! Anne-Marie et son compagnon ont spécialement aménagé leur cave pour m’accueillir et ils m’ont logé et nourri pendant deux ans.

J’étais un élève discipliné et studieux. En 1981, j’ai passé avec succès mon examen de « maturité » (Bac belge). Je me suis inscrit en sociologie à l’université Libre de Bruxelles (ULB) et j’ai repris le travail. J’ai également intégré l’UGET (Union Générale Des Etudiants tunisiens) et je suis devenu un « camarade » sans très bien comprendre alors ce que cela signifiait. A la même période, mon frère aîné, qui étudiait à Bagdad, est venu s’installer chez moi pour préparer une thèse. J’ignorais, à son arrivée, qu’il était membre actif d’un parti d’extrême gauche tunisien présent en Irak, au Liban et à paris, et qu’il projetait de créer des cellules en Belgique. Il se mit à travailler en ce sens avec l’Uget et m’intégra au projet. Nous étudions les classiques tels que Marx, Lénine, Khodja, etc. et nous avions de grandes discussions. Mon frère parvint à installer des cellules de ce parti clandestin à Liège, Bruxelles et au Luxembourg. J’ignore pourquoi, un an après, il a tout abandonné pour retourner en Tunisie où il est devenu enseignant. De mon côté, je délaissais de plus en plus les cours pour m’investir dans les actions militantes. Je n’arrivais pas à prendre du recul. J’ai fini par me retrouver sans inscription et donc sans carte de séjour. Nous étions plusieurs camarades dans ce cas et la solution était d’intégrer une autre faculté. C’était plus facile en France.

En 1987, nous sommes partis à plusieurs à Villeneuve-d’Ascq, à côté de Lille. Nous avons réussi à nous inscrire mais pas à trouver du travail. Nous squattions un HLM et nous étions vraiment sans le sou. Nous survivions grâce au restaurant universitaire : on se débrouillait pour avoir accès aux accompagnements qui étaient en libre service. Nous étions tous devenus végétariens malgré nous ! Cela a été une période particulièrement difficile mais pendant laquelle nous nous sommes découvert une solidarité à toute épreuve.

Au bout d’un an et demi, consacré principalement à militer, j’ai abandonné les études et je suis revenu en Belgique. J’étais fatigué et je n’avais pas de titre de séjour, alors je me suis dis que le mieux était de retourner chez mes parents : j’avais un diplôme et je pouvais donc espérer trouver un travail correct, m’installer, me marier…

Je suis revenu en Tunisie en 1988. J’avais trois valises dont deux remplies de livres, ce qui a visiblement déçu mes parents. Pendant dix mois, j’ai inlassablement cherché du travail. J’ai frappé à toutes les portes, j’ai passé des concours, des entretiens. Rien n’a abouti. Tout autour de moi me faisait sentir que j’étais un poids de plus en plus lourd et visible. J’avais presque vingt-neuf ans, j’avais eu la chance de partir à l’étranger, j’étais revenu sans même une voiture et j’étais à la merci de ma famille et de quelques camarades qui, eux, avaient réussi. Je ne voyais pas d’issue et je me suis dit que si je devais tendre à la clochardisation, alors ça devait être loin d’ici…

J’ai donc émigré une deuxième fois fin 1989, pour tenter de me faire une situation. J’ai débarqué en Italie dans l’attente d’un certificat d’hébergement pour la Belgique. En arrivant à Rome, j’ai appris qu’une régularisation massive des sans-papiers avait été votée. J’ai fait les démarches nécessaires et j’ai obtenu mon permis de séjour en janvier 1990. Je travaillais et je vivais plutôt bien. Et puis, j’ai éprouvé le besoin de militer. J’ai contacté le parti communiste italien dans le but de le rejoindre mais on m’a renvoyé vers une association traitant, entre autres, des problèmes de l’immigration. Là, j’ai rencontré des militants, plus ou moins trotskistes, qui m’ont vraiment encadré : ils étaient heureux d’avoir un camarade venant de l’autre rive. J’ai intégré leur parti. L’année d’après, l’organisation s’est dissoute et tous les membres ont rejoint une nouvelle formation communiste qui m’a offert un poste de salarié à plein temps. Je réalisais un rêve : militer en étant payé.

Lors de mon premier séjour en Europe, je n’avais pas ressenti que j’étais un « immigré » peut-être parce que j’étais jeune. Mais en Italie, la différence due à mes origines était palpable : la société me renvoyait continuellement cette image de l’« autre », et cela même au sein du parti. Par exemple, lorsque j’ai demandé à travailler sur les problèmes d’environnement, on me l’a refusé parce qu’il était plus logique que je m’occupe des sans-papiers, des expulsés, etc. Lors des réunions, lorsque je prenais la parole sur un problème spécifiquement italien, on me faisait sentir mon manque de légitimité : je n’étais pas et je ne pouvais pas être un protagoniste à 100% de la société italienne…

Pendant les six premières années, je n’ai pas eu de contact direct avec mes parents. Je ne me sentais pas prêt. Et puis, peu à peu, je me suis senti mieux dans ma peau. J’ai commencé à rentrer régulièrement en Tunisie et, comme tout bon émigré qui a « réussi », j’avais une voiture avec un coffre plein de cadeaux, et même une belle Italienne à mes côtés. J’étais devenu un Monsieur et personne ne pouvait se permettre de dire quoi que ce soit à mon sujet. Je rentrais trois semaines chaque été : une semaine en famille, une semaine en bord de mer avec mes parents et les derniers jours c’était « on the road » à travers la Tunisie avec ma future épouse. J’observais ce qui se passait politiquement mais je ne voulais pas m’impliquer : je voulais être un émigré tout court, avec ma famille, mes parents, ma femme. Cela ne m’empêchait pas, lorsque j’étais en Italie, d’écrire de temps à autre un article sur la situation politique en Tunisie, mais je ne signais pas de mon nom : je n’avais pas le courage de jouer à l’opposant.

La Tunisie était pour moi le pays de mes parents. Mon premier pays, c’était celui où je vivais, je travaillais, je militais. L’image d’immigré que l’on me renvoyait et que je subissais faisait partie de ma lutte, tout comme pour l’ouvrier italien, la lutte des classes.

J’ai vécu comme ça à Rome pendant plus de vingt ans, cette stabilité était principalement due au fait que j’y avais rencontré l’amour. Et puis, la situation est devenue difficile : je me suis retrouvé au chômage technique suite au déclin du parti, ma femme ne travaillait plus et la vie politique italienne était particulièrement déprimante. L’idée de s’installer en Tunisie avec ma femme a commencé à germer d’autant plus que mon frère aîné y avait repris des activités politiques et nous nous disions que, nous aussi, nous pouvions participer à la lutte. Courant 2010, nous avons pris des contacts avec des militants de l’opposition notamment via les réseaux sociaux et nous avons commencé à organiser notre départ.

Dès le 17 décembre, nous avions compris qu’il se passait quelque chose de grave et d’important. Nous avons aussitôt mis en ligne un blog sur lequel nous diffusions de l’information et nous suivions tout ce qui se passait avec beaucoup d’espoir et d’émotion. Au fur et à mesure des évènements, et à travers le regard de mes camarades italiens, j’ai senti que je n’étais plus le simple immigré : j’étais Tunisien. Le 14 janvier, nous avons longuement pleuré de joie la fuite de Ben Ali. Quelques mois après, nous nous sommes définitivement installés à Tunis en espérant participer, du mieux que l’on pouvait, à la longue et certainement très difficile reconstruction du pays.

Nous autres émigrés, je pense que quel que soit notre parcours, nous avons en commun cette sensation de ne pas avoir vécu pleinement notre famille, ses joies et ses douleurs qui sont importantes à notre construction. Je suis parti jeune, et encore aujourd’hui, je ne me sens pas « complet » de l’amour de ma mère. Malgré tout l’entourage que je pouvais avoir en Italie, j’étais seul à chaque Aïd, à chaque Mouled, à chaque événement rassembleur. C’est un sentiment que nos compatriotes restés chez eux peuvent avoir du mal à comprendre. Aujourd’hui, je me sens parfois en décalage et il me faudra un peu de temps pour réapprendre le pays et ses gens. J’ai le sentiment d’être, comme la Tunisie, en période de transition.