Égypte : Coup d'État ou "révolution permanente"?

Santiago Alba Rico

Le coup d’État en Égypte, entre autres effets, a soulevé une tempête de polémiques dans laquelle il est difficile de distinguer les positions des uns des autres, tant elles se croisent dans une promiscuité parfois délirante. Il faut donc préciser de quoi et d’où nous parlons.

Il y a un secteur de la gauche que j’appelle “étatliban”, qui, suivant en cela Bachar El-Assad, est favorable au coup d’État parce qu’il a renversé une “dictature islamiste” complice d’ Israël et des USA.
Il y a un autre secteur, un peu plus conséquent, mais dans la même logique conspirationniste, qui s’est méfié dès le début des révolutions arabes – auxquelles il a toujours nié ce statut -, et condamne maintenant le coup d’État pour la même raison: parce que, selon eux, tant ces révolutions que ce coup d’État sont des manœuvres d’Israël et des USA pour remodeler la région en l’assaisonnant – comme on mitonne un plat – à leur sauce, c’est-à-dire à leurs intérêts.

J’ai tellement discuté avec ces deux positions que tout ce que je pourrais ajouter serait redondant. Il suffit de se rappeler que la prolifération d’ “agendas” plus ou moins autonomes dans la région (sous l’effet de la résistance criminelle de Bachar El-Assad et du conflit armé généré en Syrie) nous invite à penser, par exemple, que ce sont plus les Saoudiens que les USAméricains qui ont déboulonné Morsi de son poste de premier président civil élu dans l’histoire de l’Égypte.
Mais il y a une troisième position qui est favorable au coup d’État parce qu’elle nie qu’il s’agisse d’un coup d’État. C’est avec celle-ci que je veux maintenant discuter pour une raison fondamentale: parce que ce n’est pas seulement la position défendue par l’Arabie saoudite, les USA, le Maroc, la Jordanie, l’UE, le Front national de salut et les salafistes égyptiens, etc. mais aussi par tous les groupes et les personnes avec qui j’ai partagé des combats (en ce qui concerne la Syrie, par exemple), sur qui je me suis appuyé, que je respecte et qui, en plus d’être courageux et engagés, nourrissent les seules forces de gauche en Égypte (Socialistes révolutionnaires ou Mouvement du 6 Avril) qui veulent vraiment une révolution.

Quelles sont mes objections? Commençons par énumérer, a contrario, les trois principes fondamentaux que nous partageons :

1 – Dans le monde arabe, il y a eu, et il y a – des révolutions dont l’effet principal à ce jour est la prise de conscience – et de corps – d’un peuple mobilisé (ce que dit le titre du dernier livre de Gilbert Achcar: «Achaab iourid” , “le peuple veut”).
2 – Cette révolution est un processus historique à long terme, il faut lui donner du temps (environ, disons, 15 ans).
3 – Tous les processus révolutionnaires sont pleins de contradictions.

Le problème n’est pas dans chacune de ces trois phrases prise séparément, mais dans la façon dont ces secteurs de la gauche articulent les trois dans le cas de l’Égypte à partir d’un phénomène purement numérique : accumulation sur la place Tahrir de corps qui n’avaient pas été mobilisés par eux. Parce que, à partir de ces nombreux millions concentrés et à juste titre indignés, ce secteur de la gauche subordonne comme suit les trois principes énoncés : “Parce que peuple veut, dans les quinze ans à venir et à travers de nombreuses contradictions … nous allons gagner “.

Nous pourrions dire qu’il s’agit d’une version “homéopathique”, ou “saucissonnée”, de Hegel. Pour simplifier à l’extrême, Hegel concevait l’histoire comme un élan qui, après un long processus de “contradictions”, se retrouvait lui-même, comblé et complet, dans le bouquet final. Dans ce processus rien ne restait – ni guerres, ni blessures, ni douleurs -, parce que tout cela contribuait au feu d’artifice couronnant la fête. On pourrait même ajouter que, conformément à la doctrine hégélienne, “les guerres, les blessures et les douleurs” annoncent la victoire finale.

C’est là la vision implicite dans l’enthousiasme de ces révolutionnaires de place Tahrir qui ne se leurrent ni sur l’armée ni sur Baradei ni sur les fulul de la dictature, mais qui considèrent le renversement de Morsi par les forces armées comme une “étape” révolutionnaire. Simplement ils croient que la volonté du peuple est irrésistible et invincible tant qu’il y aura des gens sur la place, et cela malgré le fait que l’histoire démontre exactement le contraire. Ils croient en outre qu’il suffit de donner du temps, comme si c’était le temps lui-même – et non pas l’organisation, la stratégie et les rapports de forces – qui assurait la victoire. Et ils croient aussi que, quelque adversité qu’il advienne, tant qu’il y aura des gens sur la place, c’est en fait une «bonne chose», une «contradiction» qui, comme chez Hegel, sert secrètement leur cause et confirme le triomphe – dans les quinze ans à venir – de la révolution.

Le problème est que les peuples ne gagnent pas toujours; de fait, presque toujours ils perdent. Le problème est que le temps ne pense pas ou ne travaille pas, il ne fait que passer; le problème est surtout que l’intervention militaire n’est pas une «contradiction» du processus révolutionnaire: c’est une contre-révolution ! S’il faut du temps, comme je le crois, ce n’est pas parce qu’il y aurait à attendre “le jugement de l’histoire” ou parce qu’il n’y aurait pas suffisamment de «contradictions», mais parce que nous n’avons pas encore une organisation, un programme et un soutien suffisants. Le problème du temps, en effet, est qu’il est plein d’autres organisations, d’autres stratégies et d’autres programmes qui ne se content pas de “contredire” les nôtres, mais, malheureusement, peuvent les écraser. Pendant que nous nous donnons du temps, nous devons mesurer les forces, prendre des décisions et calculer les effets – et les morts ! – que ces décisions ont sur le temps “plein” de l’histoire quotidienne.

On peut dire qu’il ya toujours un joker, un facteur imprévisible, mais parier sur ce facteur quand les facteurs prévisibles sont si nombreux et évidents semble – ainsi que je l’ai écrit – un suicide. Il y a des choses prévisibles: si vous laissez tomber un verre par terre, il se casse. On ne peut pas prétendre qu’il suffit que le verre soit jeté à terre par 22 millions de personnes (même en supposant que ce chiffre fasse autorité et en oubliant les millions mobilisés par les Frères musulmans) pour que non seulement il ne se casse pas, mais en plus se remplisse d’eau. Le verre est en train de se briser. Les tueries de partisans de Morsi, l’incapacité de l’armée de mettre d’accord entre eux ses propres partisans, l’émergence de nouveaux groupes djihadistes, les affrontements civils, les arrestations, la censure, tout cela fait penser que nous n’avons rien gagné – au contraire – avec le renversement des Frères musulmans. Dans l’abstrait c’était souhaitable, mais concrètement, c’est une défaite dont il sera difficile de récupérer.

Bien sûr, tout n’est pas dit, il est impossible de savoir ce qui se passera au cours des quinze prochaines années, les surprises – quand un peuple est mobilisé – sont toujours possibles. Mais alors que nous nous donnons du temps, attendant l’éclosion printanière de toutes ces graines imprévisibles, je voudrais demander aux camarades socialistes révolutionnaires et du Mouvement du 6 Avril (et à ceux qui partagent leur enthousiasme dans d’autres pays): Quel est le plan pour cet après-midi? Rester à la maison à regarder les images de la glorieuse révolution du 30 Juin? Sortir dans la rue pour faire la chasse aux islamistes aux côtés de l’armée islamiste et de la Garde nationale républicaine? Manifester ailleurs contre l’armée et contre Morsi en même temps? Apporter son soutien au «gouvernement de transition» décidé par l’armée, le Front national et les salafistes? Demander la libération des personnes arrêtées, condamner les tueries, manifester sa solidarité avec les victimes? Quel est le programme pour aujourd’hui ?

Une première réponse à ces questions est donnée par un article récent de Sameh Naguib, membre des Socialistes révolutionnaires d’Égypte. Reconnaissant que «le dilemme de la révolution égyptienne se trouve maintenant dans la faiblesse politique des forces révolutionnaires qui défendent la nécessité de poursuivre la révolution et son noyau de revendications sociales fondamentales”, il ajoute que “la tâche des forces révolutionnaires aujourd’hui est d’unifier leurs rangs et de se présenter comme une alternative révolutionnaire convaincante pour les masses. Une alternative aux forces libérales qui sont en train de monter aujourd’hui sur les épaules de l’armée et aux forces de l’islam politique qui ont dominé pendant des décennies de vastes pans de la population. Nous devons créer une tribune pour unir dans les luttes économiques et sociales les travailleurs et les travailleuses, les pauvres, les opprimés de tous les secteurs de la société”. Naguib reconnaît ensuite que ces forces sont petites et que la majeure partie du peuple n’est pas «convaincue» et que le programme est donc d’unir, d’élargir et convaincre. La question est de savoir si ce «programme» – très semblable à celui de l’Europe dominée, même dans ses couches populaires, par la droite -, est plus facile à réaliser maintenant, après le renversement par les militaires d’un gouvernement élu qui représentait en grande partie ces «secteurs opprimés de la société ». Il ne semble pas qu’un coup d’État anti-islamiste, source plus que probable d’une guerre civile ou d’une dictature répressive (qui sera d’autant plus légitimée par une «résistance islamique») soit le meilleur moyen, ou crée les conditions les plus favorables, pour gagner la volonté de la majorité populaire qui, en dehors des quartiers de la classe moyenne du Caire ou d’Alexandrie, s’identifie avec une des versions –Frères musulmans ou salafistes – de l’islam politique. Et descend dans la rue par millions, avec une indignation plus que justifiée.

Parce que je pense que la question que la gauche n’arrive toujours pas à résoudre est celle de l’anti-islamisme. Il ya deux possibilités: soit on insiste sur le fait que le totalitarisme est inscrit dans le code génétique de l’islamisme et on mise alors sur une guerre d’extermination sans fin (aux côtés d’un quelconque allié conjoncturel, armées fascistes ou forces armées colonialistes, comme le soutient Samir Amin) ou on teste l’hypothèse que l’islam contient également des «points de rupture épistémologique» (pour citer Al-Jabiri suivant Bachelard et Althusser) et on essaye de déplacer vers la gauche ce «massif culturel» (islamiste et islamique en général) sans lequel on ne faire aucune révolution. Je ne pense pas qu’il y ait d’autres alternatives pour le moment, à vrai dire. Les deux comportent des risques, mais il semble clair que les risques liés au premier terme de l’alternative sont beaucoup plus élevés. Qu’on le veuille ou non, et quoiqu’en pense le petit groupe des Socialistes révolutionnaires, le renversement militaire de Morsi, le déraillement provoqué de la fragile «transition démocratique» semble aller dans le sens de la “guerre d’extermination sans fin.” Non, il n’y a là rien de «nouveau» ou de «révolutionnaire» : c’est la solution classique qui n’a donné que des résultats désastreux. L’histoire a déjà rendu son jugement sur cette tentative (et les peuples, avec les islamistes qui en font partie, se sont révoltés en 2011 contre elle).

 

C’est pour cela que je crains que le «modèle égyptien» ne s’étende également à d’autres pays et revienne maintenant dans les lieux où sont nées, il y a deux ans et demi, les intifadas arabes. Un effet d’aller-retour qui a vu se répandre les révolutions et voit revenir les contre-révolutions. Il y a quelque chose non seulement de téméraire, mais aussi d’aveugle et d’opportuniste dans la tentative du Front populaire tunisien (nos références dans ce pays où je vis) de parier sur le raccourci égyptien … vers l’abîme. Le communiqué de la gauche tunisienne en soutien au coup d’État, en tous points semblable à celui de la droite, ne mentionne pas une seule fois l’armée et parle d’une “procédure très innovatrice de démocratie directe” qui devrait être appliquée aussi en Tunisie pour dissoudre l’Assemblée constituante, qu’eux-mêmes avaient réclamé sur la place de la Kasbah, former un gouvernement de transition qui exclue Ennahdha et nommer un “conseil des sages” pour rédiger une nouvelle constitution (avec le présupposé plus théologique qu’autre chose qu’un “conseil de sages” est toujours plus démocratique qu’une assemblée issue d’élections libres et transparentes). Mais il faut dire la vérité sans fard. Cette «procédure très innovatrice de démocratie directe» (automatique, dirais-je) est parmi les plus vieilles du monde et s’appelle “À moi la Légion !”. C’est exactement le modèle appliqué dans cette région du monde par les dictatures contre lesquelles les peuples se sont soulevés il y a deux ans.

Je remercie, en tout cas, Brais Fernández (http://rebelion.org/noticia.php?id=170837), David Karvala (http://rebelion.org/noticia.php?id=170772) et Gilbert Achcar, dont j’ai tant appris, (http://npa2009.org/node/38061) pour leurs réflexions, qui ne peuvent être écartée à la légère. Juste une précision. Chaque fois que les «étatlibans” me traitent de “trotskyste”, je me sens honoré et presque médaillé, mais je ne m’identifie pas avec Trotsky, que j’avoue avec honte avoir très peu lu et dont certaines thèse m’inspirent bien des réserves. Si je suis un trotskyste, c’est donc à mon insu et, donc, là aussi, de manière «hétérodoxe».

http://www.tlaxcala-int.org/article.asp?reference=10101

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