Quand on en appelle au droit contre les constituants

 

Gilbert Naccache

 

Depuis la discussion à l’ANC, les défenseurs des causes (mal) jugées feignent d’abandonner le terrain politique pour se faire les porte-parole du droit, le vrai : voilà qu’on nous explique savamment que la création de chambres spéciales chargés des affaires des martyrs et des blessés de la révolution auprès des Cours d’Appel, réclamée par de nombreux membres de l’ANC « touchés par une transe populiste », était notamment une atteinte au droit et à l’indépendance de la magistrature.

Ils veulent nous impressionner par leur pseudo-connaissance des règles juridiques que nous, pauvres mortels, ignorons complètement. Et ils parlent du droit avec assurance… et une grande légèreté, digne des conversations de bistrot.

Doit-on rappeler que la demande de création de telles chambres n’est pas une réaction « populiste » au verdict scandaleux du tribunal militaire, mais était prévue par la loi sur la justice transitionnelle votée par l’ANC bien avant ces verdicts (article 8 de la Loi organique 2013-53 du 24 décembre 2013, relative à l’instauration de la justice transitionnelle et à son organisation). Les juristes et tous les citoyens désireux qu’on établisse un Etat de droit devraient se réjouir que l’on s’efforce de donner une réalité à des lois au lieu de les voter uniquement pour des questions conjoncturelle et de les oublier par la suite.

Les grands, terribles obstacles, que voient nos pourfendeurs de députés à cette création de chambres résident d’abord dans l’impossibilité de rejuger des affaires déjà jugées, et de le faire devant des juridictions non prévues au moment du premier procès. En d’autres termes, ils font appel à l’autorité de la chose jugée et à la non-rétroactivité des lois.

Malheureusement pour eux, ces arguments ont été écartés par avance par l’article 42 de la loi en question, qui dit explicitement : « Le principe de l’autorité de la chose jugée ne peut être opposé pour les dossiers transmis »[au parquet par l’instance de la Vérité et de la Dignité].

Pour la non-rétroactivité, il est évident que des instances crées après la révolution pour connaître des crimes commis pendant celle-ci, ne peuvent être antérieures aux instances normales. L’objection revient à refuser tout simplement la loi organique et son objet, faire éclater la vérité et sanctionner les auteurs des crimes contre la révolution. Et ces chambres utiliseront l’arrsenal des lois existantes et non des lois d’exception Je ne sache pas que cette loi ait été déclarée inconstitutionnelle par quelque instance que ce soit.

En tout état de cause, il ne s’agit pas de rejuger ces affaires, mais de les instruire complètement, sans tenir compte de ce qui a été fait auparavant : même les moyens d’investigation sont autres, puisque, devant ces chambres il y aura des témoins qui parleront en présence des accusés, qui pourront réfuter leurs témoignages.

Bien évidemment, ces affaires seront retirées aux tribunaux militaires (cela devra faire l’objet d’une loi), et cela ne pose de problème qu’à ceux qui refusent qu’elles soient réellement traitées à fond, c’est-à-dire qui ont des objections politiques à la poursuite des assassins et des agresseurs des martyrs et des blessés de la révolution et de leurs donneurs d’ordre, en un mot qui s’opposent à la révolution. Faire ici appel au respect des droits humains serait admissible si on reconnaissait d’abord la violation de ces droits par les verdicts rendus, et l’absence manifeste d’indépendance de la justice (surtout militaire) qu’ils expriment, notamment avec la requalification des accusations….

Enfin, suprême argument, des juridictions spécialisées rappellent des exemples fâcheux de l’histoire. Soit, il faudra être très vigilant sur le fonctionnement de ces chambres et les soumettre au strict contrôle des citoyens et des instances spécialisées, ce qui n’était pas le cas des « Tribunal du peuple » d’après l’indépendance ni de la cour de sûreté de l’Etat.

Mais faudrait-il, pour éviter les réminiscences troublantes, accepter comme allant de soi que la justice, ordinaire ou militaire, soit incapable ou ne veuille pas punir les barons de l’ancien régime et leurs hommes (et femmes) de mains ?

N’est-il pas caricatural de dire, comme fait l’un de ces « porte-parole de la justice et du droit », que la Tunisie a besoin d’en finir avec cette affaire qui n’a fait que traîner et rendre justice à toutes les parties concernées dans une ambiance sereine, avec lucidité et impartialité, et dans un esprit loin de toute vengeance ? Comme si c’était le cas pour les jugements rendus, comme si la justice était toujours impartiale, comme si elle n’était pas, pour une grande partie, la même qui, sous Bourguiba et Ben Ali, rendaient les jugements utiles au pouvoir ou à ceux qui payaient.

Et l’on sait bien que ces jugements iniques ont créé une ambiance malsaine, une grande amertume, une grande envie de vengeance chez les Tunisiens, qu’ils aient eu ou non confiance dans ces juges avant le verdict.

Alors, sur quoi compte-t-on, pour rétablir cette bonne ambiance, sur l’intervention ferme de quelques unités bien équipées d’agents des forces de sécurité ?

Il est courant de constater qu’aujourd’hui, nombre de personnes qu’on entendait et lisait sous Ben Ali, ont repris du service et font appel à l’autorité de la chose jugée… par les tribunaux militaires. Espèrent-ils déjà le retour imminent de l’horreur du passé ? A moins qu’ils ne comptent sur la souplesse de leur échine pour retomber sur leurs pieds au cas où cet espoir s’avère illusoire.

PS : Je remercie le ciel d’avoir entendu l’intervention d’Abada Kefi à Nessma, je n’aurai pas la tentation, malgré l’amitié que je peux lui porter, de lui demander de me défendre si le besoin s’en faisait sentir : il a fait preuve d’une grande désinvolture, car je ne crois pas à son ignorance, vis-à-vis de la loi, celle du 24 décembre 2013, qui a créé la justice transitionnelle, et qui a explicitement prévu de ne pas tenir compte, en cas de besoin, des jugements déjà rendus (voir article 42 cité plus haut).

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