Le cimetière républicain de Kasserine

la lapide di Fernando Sánchez Díez a Kasserine Tunisia. Foto di : MARC ALMODÓVAR / ANDREU ROSÉS


Foto di : MARC ALMODÓVAR / ANDREU ROSÉS

Santiago Alba Rico

Dans un petit restaurant de Tunis, deux amis catalans de passage pour un travail de documentation, me racontent qu’à Kasserine ils ont fait une découverte inattendue. Kasserine, à 300 km de la capitale, est une ville de 80 000 habitants, proche de la frontière avec l’Algérie, un des foyers de la révolution de 2011 qui renversa le dictateur Ben Ali. Pauvre et rebelle, comme la province homonyme dont elle fait partie, elle a toujours vécu, mal, de petite agriculture et du transport des phosphates, extraits plus au sud, dans la région de Gafsa. Eh bien, dans ce qui est aujourd’hui le centre urbain, à côté des voies de chemin de fer construites en 1940 par le protectorat français, dans la cour de la maison d’une famille modeste, mes amis, guidés par Malek Sghiri, militant du groupe Manich Msamah, sont tombés tout d’un coup sur 15 tombes dont les pierres tombales portaient des noms espagnols. Des espagnols enterrés en Tunisie ? Oui, il s’agit des restes d’un cimetière républicain, à l’origine plus étendu, dont personne – au moins pour ce que j’en sais – ne s’est jamais occupé, ni en Espagne ni en Tunisie.

Quelques tombes semblent avoir été profanées, peut-être parce que les vandales ont pensé qu’elles étaient romaines et pleines de trésors, et c’est la famille – selon [son] leur témoignage – qui a protégé et continué à protéger l’enceinte funéraire autour de laquelle ils ont construit leurs propres maisons. Parmi les pierres tombales déplacées et brisées, quatre, encore intactes, révèlent, sous l’habituel et funèbre RIP [« repose en paix »], les noms de ceux qui sont enterrés ici : Ambrosio Martínez, Fernando Sánchez Díez, Eligio Casal (décédé le 2 septembre 1941) e Francisco Puig Suárez, disparu à son tour le 2 février 1943. Ambrosio est mort en décembre, mais l’année a été intentionnellement effacée à coups de burin ; la date du décès de Fernando est illisible. Il est cependant raisonnable de supposer que toutes ces sépultures datent des années 1940 du siècle dernier.

Mes deux amis catalans – Marc Almodovar et Andreu Rosés, que je remercie pour l’information – me racontent cette histoire émouvante et terrible dans un restaurant du centre de Tunis qui s’appelle « El Bolero ». Nous nous sommes rencontrés là-bas car c’est l’un de mes restaurants préférés, pour diverses raisons : parce qu’il est populaire, économique et gastronomiquement généreux ; parce qu’il sert des boissons alcoolisées également le vendredi, et parce qu’il possède la haute valeur ajoutée, pour moi importante, d’avoir été créé par un exilé espagnol républicain. Le décor, qui ne doit pas avoir beaucoup changé depuis 1940, évoque encore l’atmosphère d’une vieille taverne madrilène : les tableaux des ivrognes rassemblés autour d’une bouteille, spectres d’un Murillo sale, sont sans doute là depuis le local d’origine. Par une émouvante coïncidence, Marc et Andreu me racontent l’histoire des républicains enterrés loin de leur patrie justement dans un des endroits, peu nombreux, de Tunis qui garde un lien matériel avec les 4 500 espagnols qui ont fui Franco sur la flotte de Carthagène et qui ont trouvé refuge sur les côtes tunisiennes en mars 1939.

Cette histoire me touche personnellement et, même, me met en accusation. On sait bien qu’il y a en Tunisie une petite communauté espagnole résiduelle, composée de fugitifs de la guerre civile ; j’ai même connu quelques uns de leurs descendants ; et s’il est vrai que le sujet est, ici (à Tunis) encore davantage passé sous silence qu’en Espagne, j’ai eu cependant plusieurs occasions de suivre cet argument, et je ne l’ai pas fait. Ce court article sert donc à solder deux dettes étroitement liées entre elles.

Je m’explique. Il y a sept mois, en novembre 2017, est mort, à 87 ans, Rámon Villanueva Echeverria. Qui était Rámon Villanueva ? Je pourrais faire une longue et stimulante liste de ses mérites : descendant d’un fameux lignage politique, opposant à Franco depuis les années 1940, diplomate de carrière, il fut écrivain, historien et une archive vivante de l’histoire de notre pays et de ses relations extérieures. Fin connaisseur du monde arabe et musulman grâce à ses missions en Libye, Irak et Turquie, son engagement démocratique antifranquiste, qui le rendait incommode au Ministère des affaires étrangères, l’avait transformé à son tour en un médiateur sensible et un gardien attentif de la mémoire que le franquisme, tout d’abord, et la transition amnésique ensuite, ont réussi à maintenir enfouie dans les fossés et la paperasse. Il a séjourné deux fois en Tunisie, comme bras droit de Juan José Pradera au début des années soixante, et comme ambassadeur entre 1990 et 1993, son dernier poste avant la retraite. Rámon Villanueva, que je sache, a été le seul ambassadeur qui lisait régulièrement le quotidien Gara, se déclarait ouvertement républicain et a considéré avec espoir le Mouvement des indignés et la naissance de Podemos.

Resti  del cimitero repubblicano di Kasserine, a 300 chilometri dalla capitale Foto di:  MARC ALMODÓVAR / ANDREU ROSÉS


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MARC ALMODÓVAR / ANDREU ROSÉS

Moi, je ne l’ai pas connu en Tunisie, même si ce pays a toujours représenté ensuite un lien entre nous. J’avais avec Rámon un rapport d’affection que je pourrais sans exagérer définir comme « familial ». Ami de mes parents depuis leur jeunesse, au cours des dernières années de sa vie, il a occupé dans la mienne, intellectuellement et émotionnellement, la place que mon père a toujours laissé vide. Rámon et moi, nous nous échangions lectures et analyses politiques. Nous nous téléphonions souvent et, lors de mes visites à Madrid, nous allions manger ensemble. Je n’ai jamais connu un partenaire de conversation comme lui. Dépositaire d’un trésor infini d’anecdotes politiques et privées, doué d’une prodigieuse mémoire pour les noms et pour les détails, il était aussi un narrateur exceptionnel, vif et astucieusement littéraire, à qui on peut seulement reprocher de ne pas avoir écrit ses mémoires, malgré ses bonnes résolutions répétées. Rámon me parlait beaucoup de la Tunisie, surtout de sa première mission dans les années 1960, époque pour lui particulièrement heureuse du point de vue personnel et très riche du point de vue de son expérience de diplomate. Un de ses défis de cette période, comme il me le racontait avec enthousiasme et douleur, fut justement de fournir un soutien à la communauté d’exilés républicains (représentée par un consul non officiel) qu’il chercha à rapprocher, avec les mesures de protection applicables dans ce cas, de l’ambassade franquiste que Bourguiba, malgré les promesses qu’il avait faites, n’avait pas fermée après l’indépendance de la Tunisie en 1956.

C’est donc Rámon Villanueva, ex-consul et ambassadeur à Tunis, qui me fit connaître l’histoire des réfugiés de 1939, sur qui, disait-il avec une certaine colère, n’existait quasiment aucune bibliographie. Comme preuve et comme palliatif, il m’offrit – il y a dix ans ! – le seul texte existant à l’époque : une thèse universitaire en français, mal tapée à la machine, qu’il avait reçue des mains de son auteure dans les années 1990, lorsqu’il était retourné à Tunis en qualité d’ambassadeur. Je ne l’ai jamais lue. Je l’ai emportée à la maison, laissée sur une table et la marée l’a entraînée vers les abysses insondables de ma bibliothèque.

Je me suis souvenu de cette thèse la semaine dernière, après avoir écouté Marc et Andreu et avoir regardé, le coeur déchiré, les photos avec les noms espagnols sur les pierres tombales de Kasserine. De retour du « El Bolero », je l’ai cherchée désespérément dans ma nouvelle maison jusqu’à ce que, soudain, alors que j’y avais désormais renoncé, elle s’exhume toute seule sous une BD de Tintin : Réfugiés politiques espagnols de la flotte républicaine en 1939 en Tunisie.

La thèse a été rédigée à Paris en 1986 et son auteure, Marianne Catzaras, née à Djerba de parents grecs, est aujourd’hui une photographe prestigieuse qui expose souvent dans les galeries d’art de Sidi Bou Said. Il s’agit d’une recherche d’à peine cent pages qui rassemble surtout, compte tenu de l’absence de documentation, des informations prises dans les journaux, des textes officiels des archives françaises et tunisiennes et des témoignages des survivants. Il est, de toutes façons, impossible de la lire sans devoir retenir un sanglot.

L’histoire, dont beaucoup ne se souviendront pas dans notre Espagne sans mémoire, est la suivante. Le 6 mars 1939, la flotte républicaine de Carthagène, sous le commandement de l’amiral Buiza, accosta dans le port tunisien de Bizerte : quatre croiseurs, huit contre-torpilleurs et un sous-marin, avec environ 4 500 personnes à bord, marins et soldats pour la plupart, même si parmi les passagers, il y avait également des femmes et des enfants. La France coloniale, qui avait déjà, en février, reconnu le gouvernement de Franco, ne leur offrit pas le moindre accueil. Elle éparpilla les nouveaux arrivants dans cinq « camps d’hébergement » qui, comme ceux d’aujourd’hui en Europe, étaient plutôt des camps de concentration : sans eau, sans nourriture, dans de très mauvaises conditions d’hygiène et, surtout, sans le droit de se déplacer librement dans le pays, en plus d’être criminalisés par les journaux officiels, les réfugiés espagnols furent soumis à un régime de travaux forcés et de privation de droits qui, une fois la guerre civile terminée et alors qu’ils étaient réclamés par Franco, conduisit certains d’entre eux – hélas – à retourner en Espagne. D’autres, après avoir lutté contre Vichy et contre Hitler au cours des campagnes d’Afrique pendant la Deuxième guerre mondiale (c’est le cas de Buiza lui-même), se sont transférés en France ou au Brésil en 1945 et, en une seconde vague, en Tunisie, entre 1956 et 1961, après l’indépendance de la Tunisie. Ceux qui sont restés, environ mille personnes, lorsqu’ils ont obtenu l’autorisation de travailler, se sont consacrés à l’agriculture dans les environs de Kasserine – où était situé l’un des « camps » mentionnés, dont les infrastructures ont été en bonne part construites par nos compatriotes, qui ont également créé leur équipe de foot – ou au travail du cuir dans la capitale, où ils ont ouvert quelques restaurants : le fameux « Café Quarante », aujourd’hui disparu, et « El Bolero », qui jusqu’aux années 1950, fermait chaque 14 avril pour célébrer la République. En 1976, en Tunisie, il ne restait plus qu’une centaine d’espagnols républicains ou leurs descendants, en général mariés à des italiens ou à des natifs. « Les Espagnols de Tunisie – dit Catzaras – ne pouvaient pas imaginer qu’ils resteraient là-bas pendant 40 ans. Pour cette raison ils ne ressemblaient pas aux autres exilés : ils se considéraient comme étant dans une situation provisoire, de passage, et même leur mode de vie était passager et provisoire ». Quelques-uns d’entre eux ont toujours vécu dans des pensions, les valises prêtes ; quelques-uns ne sont jamais retournés en Espagne, ni après la Deuxième guerre mondiale, ni après la mort de Franco ; parmi eux Ambrosio Martínez, Fernando Sánchez Díez, Eligio Casal et Francesco Puig Suárez. Leurs corps, dans des tombes avec leurs noms, mais en terre étrangère, abandonnées et sans fleurs, évoquent un destin parallèle et cruellement inversé par rapport aux disparus dans les fosses espagnoles.

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Foto di: MARC ALMODÓVAR / ANDREU ROSÉS

Parmi les pages de la thèse de Catzaras j’ai trouvé quelques photocopies éparses que Rámon Villanueva avait récupérées de sa première mission en Tunisie : une coupure de La Dépêche du 10 juin 1960 qui rapportait la nouvelle de la mort de Ángel Brihuega, consul des républicains espagnols en exil (probablement un suicide, soupçonnait Rámon) ; quelques lettres, datées de septembre 1959 à août 1962 et adressées à l’ambassadeur Pradera, dans lesquelles Antonio Antúnez, lieutenant sur le croiseur Méndez Núñez et représentant du Parti communiste espagnol à Tunis, réclamait à plusieurs reprises, au nom « des réfugiés politiques et des autres espagnols résidents », une amnistie générale et un régime démocratique pour l’Espagne. Lettres qui auront tardé à arriver. Et il n’est pas certain que Antúnez, de qui je n’ai trouvé quasiment aucun élément biographique, ait été encore là pour la célébration. S’il y est parvenu, ce fut avec quarante ans de plus et l’âme pleine de grandes douleurs.

Je ne sais pas si quelqu’un parmi les familiers cherche ses morts en Tunisie, si au cours des dernières années, l’ambassade espagnole a fait quelque chose pour suivre ces traces, si la bibliographie sur ce sujet a augmenté en Espagne depuis que Rámon Villanueva m’a remis la thèse de Marianne Catzaras. J’espère que oui. Mais je crains que non. Je sais en revanche qu’en 2008 le professeur tunisien Bechir Yazidi a écrit, et traduit en espagnol, un petit livre sur ce thème, publié par une petite maison d’édition (« L’exil républicain en Tunisie », ed. Embora). Et ce qui est sûr, c’est que Ambrosio Martínez, Fernando Sánchez, Eligio Casal et Francisco Puig gisent en terre étrangère, parmi des tombes profanées, à peine protégées par une humble famille tunisienne qui sait d’eux seulement qu’ils sont morts, c’est-à-dire qu’ils méritent – comme des frères défunts – un repos respectueux et sans incidents. De même qu’il est sûr qu’en attendant de continuer les recherches et de multiplier les demandes de dignité, je me sens aujourd’hui poussé à solder, sans tarder davantage, cette double dette et à le faire par un double hommage plusieurs fois repoussé : à Rámon Villanueva, qui a tant nourri ma mémoire, mon engagement éthique et mon bonheur affectif, et aux oubliés parmi les oubliés (tout comme Sacristan parlait des « vaincus parmi les vaincus »), que l’Espagne – férocement oublieuse, marâtre sans âme – a abandonné sur l’autre rive de la mer.

L’article original a paru le 8 juillet 2018 sur le journal en ligne CTXT.

Traduction de la version italienne par Patrick Goutefangea